Le Monde, 27 mars Par Mouna Naïm – On ne les reprendra vraisemblablement plus à se laisser aller à une telle impudence ces groupes chiites qui, dans des pays arabes, ont porté publiquement le deuil d’Imad Moghniyeh, principal responsable militaire du renseignement du Hezbollah libanais assassiné le 12 février à Damas. Les interpellations, interrogatoires et autres actions en justice qu’une telle initiative a valu à certains d’entre eux semblent leur avoir servi de leçon ainsi qu’à leurs coreligionnaires qui pourraient être tentés de porter comme eux leurs sympathies politiques et idéologiques sur la place publique. Ils n’en penseront sans doute pas moins, au grand dam des pouvoirs en place, majoritairement sunnites, pour qui de telles poussées de fièvre sont autant de symptômes d’un danger ne souffrant aucun laxisme.
Comme le veut la coutume dans cette partie du monde, le Hezbollah libanais a commémoré le septième, puis le quarantième jour de l’assassinat de d’Imad Moghniyeh. Les deux dates ont été passées sous silence tant au Bahreïn qu’au Koweït, là même où des membres des communautés chiites ont pleuré Imad Moghniyeh, au lendemain de son assassinat. D’autres, en Irak, ont communié avec eux dans la peine. Mais l’Irak, il est vrai, n’en est plus à une manifestation près de tensions intra ou intercommunautaires.
Dans les autres pays arabes, en revanche, où la communauté chiite constitue la majorité ou une minorité de la population, les antagonismes entre chiites et sunnites, sur fond de sourds tiraillements irano-arabes, sont régulièrement à fleur de peau. Surtout depuis que la République islamique donne l’impression d’avoir relancé son ambition d’étendre son influence régionale. A deux reprises, en 2007, le souverain saoudien, Abdallah, a averti contre les dangers du prosélytisme iranien dans la région. Ce n’était pas un hasard que ces mises en garde aient été formulées après la guerre de l’été 2006 qui a opposé l’armée israélienne au Hezbollah libanais. La « victoire » du parti de Dieu lui avait valu un mouvement de sympathie illimité dans tout le monde musulman. Le régime iranien avait tenté de tirer à lui la couverture. Depuis, le monarque et ses pairs arabes demeurent vigilants.
L’émotion suscitée à Téhéran par l’assassinat d’Imad Moghniyeh était de nature à confirmer les craintes. La délégation iranienne présente aux obsèques comptait des représentants de toutes les institutions officielles, jusqu’au Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei. Pendant plusieurs jours, des cérémonies de deuil ont été organisées à Téhéran et dans d’autres villes. Le parti de Dieu libanais est l’enfant prodige de la République islamique à l’extérieur de ses frontières, et Imad Moghniyeh était l’un des plus importants emblèmes de cette filiation.
La grille de lecture à résonance iranienne de l’hommage rendu à Moghniyeh par des groupes chiites arabes se doublait d’une autre tout aussi inquiétante. Quoi qu’en ait dit le Hezbollah, qui a lissé l’image de son dirigeant assassiné, en la débarrassant de toute scorie et en l’érigeant au panthéon des héros de la communauté musulmane, Moghniyeh était en effet soupçonné et ou accusé d’être l’artisan de plusieurs actes terroristes à travers le monde.
C’est cette double casquette qui, au Koweït, a conféré aux cérémonies de deuil chiite des circonstances aggravantes. Les tensions intercommunautaires se doublaient ici de lourdes accusations à l’endroit de Moghniyeh lui-même. Il était tenu pour principal responsable du détournement de deux avions koweïtiens et d’attentats commis dans l’émirat dans les années 1980. Aussi, et bien que le pays soit focalisé sur la préparation d’élections législatives anticipées quasi imminentes, l’affaire Moghniyeh n’a pas été oubliée.
La justice qui, à la demande de quatre avocats, avait demandé la levée de l’immunité de deux parlementaires ayant participé au deuil va désormais pouvoir les interroger. Adnane Abdel Samad et Ahmed Lari ont perdu leur statut de député depuis la récente dissolution de l’Assemblée nationale. Ils avaient déjà été la cible de vives protestations de leurs homologues, notamment sunnites, et ils avaient été exclus du groupe parlementaire dont ils étaient membres. Retenus pendant plusieurs jours pour interrogatoire, un ancien parlementaire ainsi que d’autres participants à la cérémonie de deuil ont récemment été remis en liberté sous caution. Ils sont tous soupçonnés d’appartenance à un présumé Hezbollah koweïtien.
UN SOURD ANTAGONISME RÉGIONAL
Au royaume du Bahreïn, les cérémonies de deuil en la mémoire de Moghniyeh n’ont pas suscité les mêmes vagues. La situation y est néanmoins délicate. L’Iran ne manque jamais de rappeler ses ambitions sur ce petit royaume. Et les chiites, qui sont la communauté majoritaire, ne manquent pas une occasion d’exprimer leur insatisfaction. Ils viennent d’accuser le pouvoir sunnite de falsifier les chiffres pour dénier leur véritable taux de croissance démographique et de se livrer à la naturalisation discrète de nombreux sunnites non bahreïnis.
Dans le reste du monde arabe et musulman majoritairement sunnite, et à l’exclusion des organisations palestiniennes, notamment islamistes, l’assassinat de Moghniyeh n’a suscité aucune émotion particulière. On est loin de l’empathie populaire exprimée par toutes les familles religieuses musulmanes confondues à l’endroit du Hezbollah libanais après la guerre de l’été 2006. Les raisons de cette distanciation sont multiples. Jusqu’à son assassinat, Moghniyeh n’était connu que sous un jour diabolique, celui d’auteur d’attentats terroristes. L’image du Hezbollah s’est érodée depuis l’enlisement de ce parti dans le conflit libanais. L’une des lignes de clivage de ce conflit est un face-à-face entre formations sunnites et chiites. Il est sous-tendu par la rivalité de deux axes régionaux dont l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite sont les deux principaux piliers.
Au pays du Cèdre, il ne s’agit pas de prosélytisme religieux chiite, mais d’un projet de faire du Liban un bastion essentiel de la volonté de puissance iranienne. Ce pays est ainsi devenu le principal théâtre de ce sourd antagonisme régional dont l’éventuelle évolution en une guerre ouverte risque de contaminer la région. Désireux d’éviter une approche frontale aux conséquences désastreuses, le monarque saoudien a engagé des contacts avec Téhéran, qui ont permis à ces deux grands acteurs régionaux de contenir la rivalité de leurs amis libanais dans des limites politiques et d’éviter un conflit armé. Mais le feu couve en permanence sous la cendre.