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« Les Chats persans » : filmer le rock en Iran

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ImageLes inrocks:  par Serge Kaganski -Dénoncer la répression en Iran en filmant clandestinement la jeunesse rock du pays : Bahman Ghobadi s’est grillé dans son pays mais a réalisé le premier film iranien underground, avec des musiciens de Téhéran.

Un rappeur balance son flow tonitruant au milieu de carcasses d’immeubles en chantier. Des rockeurs shoegazers répètent dans une cave. Un duo mixte branchouille entonne sa dernière ritournelle pop. Virée sur la scène parisienne ? Variation de l’émission Paris Dernière à Londres ou à New York ? Reportage “lost in translation” à Tokyo ? Non, vous n’y êtes pas. Ces séquences électriques sont prélevées dans Les Chats persans, docu-fiction sur la scène pop-rock de Téhéran.
 
Oui, Téhéran, capitale de la République islamique, métropole du chiisme, fief du rigoriste Ali Khamenei, du provocateur négationniste Mahmoud Ahmadinejad et de leurs impitoyables gardiens de la révolution. Cette cité antique devenue sinistre, basculement chroniqué dans le superbe Persepolis de Marjane Satrapi. Téhéran est aussi le cœur battant du soulèvement populaire qui a suivi les élections présidentielles truquées du 12 juin dernier.
 
Quand on voit le film de Bahman Ghobadi, où s’agite clandestinement une jeunesse qui ressemble comme une jumelle à toutes celles de la planète, on comprend que ce qui a éclaté aux yeux du monde ce jour-là couvait depuis un bon moment. “On me dit que mon film était prophétique, raconte Bahman Ghobadi. Il montre seulement que tout le monde en Iran a le même problème, la même souffrance.”
 
Le film fut un triomphe au Festival de Cannes cette année. A quelques jours de la sortie française, c’est un Bahman Ghobadi exilé et fatigué qui nous raconte l’aventure des Chats persans et l’Iran bouillonnant d’aujourd’hui. Ironie des méandres de la censure, ce film est né quasiment grâce aux mollahs. Le cinéaste traînait un projet depuis trois ans mais attendait une autorisation officielle pour tourner. Faute de l’obtenir, il commençait à déprimer. “Un ami m’a dit que j’étais en train de mourir à petit feu dans ma situation de cinéaste interdit, que je n’avais qu’une solution, me mettre au boulot coûte que coûte.”
 
Amateur de musique, Ghobadi fréquente alors la myriade de groupes qui s’agitent dans les interstices de la société iranienne, telle la partie immergée d’un iceberg. En rencontrant ces jeunes gens, Ghobadi est frappé par leur énergie, leur audace, leur courage. Alors que lui attend en vain ses autorisations, eux se sont lancés à corps perdu dans le rock sans moyens financiers et sans attendre un quelconque permis de respirer des ayatollahs.
 
Les rockeurs dessillent les yeux du cinéaste et lui refilent le virus de la liberté, lui apprennent à ne pas avoir peur de ses désirs, lui communiquent l’envie de parler de la réalité iranienne contemporaine. “Ces jeunes représentent 70 % de la population iranienne et on ne pouvait pas faire de film sur eux ! Je me suis dit “bouge-toi, fais un film”. Je ne devais plus perdre mon temps à attendre des autorisations, il fallait oublier les techniques merveilleuses, il fallait travailler, et tout de suite.”
 
D’autant plus qu’Ashkan et Negar, les deux acteurs-personnages principaux du film, allaient bientôt quitter l’Iran : Ghobadi avait exactement dix-sept jours pour tourner son film avec eux. Aux conditions difficiles de la clandestinité s’ajoutait donc un compte à rebours qui transforma le tournage en un marathon excitant et angoissant. “Je pensais tout le temps à ce qui se passerait si jamais on était arrêtés. J’étais aussi anxieux à cause de la contrainte du temps. Comment ¬ferais-je si le film n’était pas terminé au moment où Ashkan et Negar partiraient ? C’était très stressant mais, en même temps, cela me donnait de l’énergie, un sentiment d’urgence. Je suis assez dynamique, je ne peux pas rester tranquillement dans mon coin pendant un tournage, je bouge tout le temps, ce qui était parfait vu les conditions de tournage. Nous tournions du matin au soir. Et malgré ¬l’urgence et le stress, ces dix-sept jours m’ont trans¬formé, m’ont redonné la pêche. Ce tournage a agi comme une thérapie.”
 
L’équipe, très légère, ne comprenait que huit personnes. Techniciens, acteurs et musiciens sont restés ¬soudés comme des résistants par le projet et la clandestinité, boostés par l’adrénaline contagieuse que procure l’interdit. Sauf qu’il ne s’agissait pas de voler des pots de confiture ou de fumer en cachette des parents. Les interdits du ¬régime iranien peuvent vous mener droit en taule, vous exclure de votre pays, vous faire subir la torture

. Bahman Ghobadi paie aujourd’hui le prix de sa liberté : “J’ai été contraint de quitter l’Iran. Si vous réalisez un film qui déplaît au pouvoir, c’est fini, vous ne pourrez plus filmer là-bas. Du fait de ma notoriété, je peux distribuer mon film dans des pays étrangers, éventuellement y lever des financements pour un prochain. Mais pas en Iran. Pour un cinéaste iranien qui n’a pas encore de notoriété interna¬tionale, c’est compliqué. Si son film est interdit, il ne peut le montrer à personne et ne retravaillera probablement jamais. Il sera aussi condamné à vivre et à travailler à l’étranger. C’est un risque que beaucoup de cinéastes iraniens ne prennent pas.”
 
Les Chats persans est le premier film iranien sur le rock, et même le premier film persan underground, dans tous les sens du terme puisque beaucoup de groupes évoluent dans les caves. Par sa vivacité, son humour, son agilité à insérer de la fiction dans de la matière documentaire, sans oublier la qualité de sa musique, il vaut tous les films rock occidentaux, avec le bonus incommensurable de constituer un véritable manifeste de résistance.

C’est aussi un film où l’ego du cinéaste se met au service de ceux qu’il filme, avec une urgence et une immédiateté qui rappellent les vertus cardinales de l’esprit punk : “Il ne faut pas que la virtuosité esthétique surpasse la réalité filmée. Les grues n’ont aucune importance : ce qui compte, c’est l’histoire, les personnages, le sujet. Si je vous invitais à manger chez moi, je n’insisterais pas toutes les cinq minutes pour vous dire que ma cuisine est bonne : je vous laisserais apprécier ma cuisine tranquillement.”
 
Sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard, Les Chats persans crée le buzz sur la Croisette, au point que de nombreux festivaliers se demandent pourquoi le film n’est pas en compétition officielle. Avant le bel accueil cannois, Ghobadi a vécu un épisode sombre avec l’arrestation de sa compagne de l’époque, la journaliste américano-¬iranienne Roxana Saberi : “J’étais en pleine postproduction et la nouvelle m’a choqué. Je me sentais comme un prisonnier, même chez moi. On torturait Roxana, qui était complètement innocente. Je ne pouvais plus me concentrer sur mon film. J’avais peur qu’on vienne chez moi saisir le matériel. J’ai tout envoyé à Berlin et j’ai dirigé une grande partie de la postproduction à distance, par e-mail et par téléphone. C’était très dur.”
 
L’affaire a connu une fin heureuse avec la libération de la journaliste. Ghobadi et Saberi ont même pu voir ensemble Les Chats persans au festival de Los Angeles en novembre dernier. Selon le cinéaste, l’arrestation de son amie n’avait rien à voir avec son film. Les mollahs voulaient juste occuper le terrain, éventuellement se saisir d’une monnaie d’échange pour une négociation interna¬tionale, comme dans le cas de la Française ¬Clotilde Reiss.
 
A Cannes, le responsable du cinéma iranien prend la mesure du succès du film et envoie un fax à ses chefs pour les prévenir. L’Etat iranien ordonne immédiatement aux médias du pays de ne pas dire un mot du film ou du cinéaste. Ghobadi se replie alors sur l’internet pour informer ses proches et amis iraniens sur sa situation et son film. “L’Etat ¬essaie d’empêcher les jeunes réalisateurs de travailler, mais il n’y parviendra pas ! Nous continuerons. Je vais faire parvenir un DVD du film en Iran, il sera diffusé clandestinement, les gens le verront, en parleront.”
 
A l’instar de ce qui s’est passé avec la nouvelle vague chinoise des Jia Zhangke ou Wang Bing, la technologie numérique devient l’outil majeur de la ¬liberté, le vecteur indispensable de la circulation des images et des idées. Dans la foulée de Cannes sont arrivées les élections présidentielles iraniennes du 12 juin. Bahman Ghobadi se trouvait au Kurdistan irakien et suivait attentivement les résultats et leurs conséquences. Son avenir immédiat de citoyen iranien et de cinéaste en dépendait. “L’Etat iranien a commis une grande erreur en ne tenant pas compte de l’expression de la population.”
 
Malgré le trucage électoral et la répression brutale qui s’est abattue sur les manifestants, Ghobadi demeure assez optimiste, pariant sur l’impossibilité de maintenir trop longtemps une population sous l’éteignoir. Le calme qui semble être revenu en Iran n’est qu’une apparence trompeuse. Il y a certes moins de manifs et moins de médias pour les relayer, mais la contestation continue, de manière plus souterraine, notamment sur le net.

 “On pourrait comparer le peuple iranien à une personne dans une piscine et à qui l’Etat maintient la tête sous l’eau pour la noyer. Cela fait trente et une secondes qu’on la maintient ainsi sous l’eau, soit les trente et un ans du régime actuel. D’un coup, la personne en apnée a sorti la tête de l’eau, crié, respiré un grand coup, mais la main de l’Etat l’a tout de suite repoussée sous l’eau. Sauf que cette fois, la personne ne restera pas trente et une secondes sous l’eau, elle ressortira avant !”

Les Chats persans de Bahman Ghobadi, avec Negar Shaghaghi, Ashkan Koshanejad, Hamed Behdad (Iran, 2009, 1 h 41), en salle le 23 décembre.

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