Time Magazine
Une enquête du TIME révèle la stratégie du régime de Téhéran pour gagner de linfluence en Irak et pourquoi les troupes américaines pourraient en conséquence faire face à un plus grand danger.
De notre envoyé spécial à BAGDAD, MICHAEL WARE
Le nouvel instrument de vengeance de larmée américaine en Irak sappelle Abu Mustafa al-Sheibani. Et ce nest pas un baathiste, ni un membre dAl Qaïda. Il travaille pour lIran. Daprès un document des services de renseignements de larmée américaine que Time sest procuré, al-Sheibani est à la tête dun réseau dinsurgés créé par les Corps des gardiens de la révolution iraniens, dont le seul but est de commettre des actes de violence terroristes contre les forces américaines et les forces de la coalition en Irak. Ces huit derniers mois, son groupe a introduit une nouvelle génération de bombes de bord de route plus meurtrières que jamais. Conçue par le Hezbollah, la milice libanaise soutenue par lIran, cette arme utilise des charges explosives acérées pouvant percer le blindage dun char de combat comme le poing à travers un mur. Daprès ce document, les Américains estiment que léquipe dal-Sheibani est composée de 280 membres, divisée en 17 équipes de fabrication de bombes et descadrons de la mort. Les Américains pensent quils sentraînent au Liban, à Sadr City (le quartier principalement chiite de Bagdad) et « dans un autre pays », et quils ont fait exploser au moins 37 bombes contre les forces américaines cette année à Bagdad uniquement.
Depuis le début de linsurrection en Irak, le danger le plus tenace pour les troupes américaines provient des insurgés et des terroristes arabes sunnites qui parcourent le centre et louest du pays. Mais les responsables américains sinquiètent pour un défi potentiellement plus grand pour le maintien de lordre en Irak et les intérêts américains dans le pays : linfluence grandissante de lIran. Avec un gouvernement en place élu, principalement shiite, siégeant à Bagdad et les Américains préoccupés par la répression de linsurrection menée par les sunnites, le régime iranien grave son empreinte plus profondément sur le tissu social et politique de lIrak, en achetant de linfluence dans le nouveau gouvernement irakien, en organisant des réseaux de collecte de renseignements et en collectant des fonds et des armes pour les groupes chiites militants, et tout cela dans lobjectif dencourager un état chiite ami de lIran. Dans certaines régions du sud de lIrak, des milices intégristes chiites (certaines financées et armées par lIran) ont imposé des restrictions dans la vie de tous les jours des Irakiens, comme linterdiction de lalcool et une limitation des droits des femmes. Les leaders chiites dIrak, y compris le Premier ministre Ibrahim al-Jaafari, ont essayé de forger une alliance stratégique avec Téhéran, cherchant même à ce que les Iraniens soient reconnus comme un groupe minoritaire en Irak dans le projet de constitution. « Nous devons garder en tête que tout ce que nous disons ou partageons avec le gouvernement irakien finit par arriver à Téhéran », confie un diplomate occidental.
Chose plus inquiétante encore, linfluence grandissante de lIran, un pays qui a fait la guerre contre lIrak pendant huit ans et dont la marque théocratique est rejetée par la plupart des Irakiens, est en train dexacerber les tensions sectaires entre sunnites et chiites, poussant un peu plus lIrak vers une guerre civile totale. Alors que les hauts responsables des services de renseignements ont essayé datténuer toute action financée par le régime de Téhéran visant à commettre des actes de violence contre la coalition, lémergence dal-Sheibani a jeté tous les soupçons sur lIran. Des sources de la coalition ont confié au Time que cest un des engins explosifs dal-Sheibani qui a tué trois soldats britanniques à Amarah le mois dernier. « On soupçonne que ce genre daction ait besoin dune approbation à un niveau plus élevé [à Téhéran »> », affirme un gradé américain à Bagdad. Daprès lui, les Américains pensent que lIran a négocié une alliance entre les militants irakiens chiites et le Hezbollah et a facilité limportation darmes sophistiquées qui tuent et qui blessent à lheure actuelle les troupes britanniques et américaines. « Il est vrai que des armes provenant de manière évidente et sans aucune équivoque dIran ont été retrouvées en Irak », a déclaré le Secrétaire américain à la Défense, Donald Rumsfeld.
Comment évaluer la menace ? Une enquête du Time basée sur des documents sortis clandestinement dIran et des dizaines dinterviews dofficiers des services de renseignements américains, britanniques et irakiens, ainsi quun agent iranien, des dissidents armés, la milice irakienne et des alliés politiques de lIrak, dévoile un plan de lIran pour gagner de linfluence en Irak ayant commencé avant que les Etats-Unis nenvahissent le pays. Dans leur perspective et daprès leur ambition, les activités de lIran rivalisent avec celles des Etats-Unis et de ses alliés, en particulier dans le sud. Une inquiétude intense pèse dans certains cercles de renseignements : si linfluence iranienne ne parvient pas à être contrecarrée, elle pourrait bien revenir pour hanter les Etats-Unis et ses alliés, en particulier dans le cas où les factions chiites bénéficiant dun fort soutien de lIran finissent par arriver au pouvoir et à provoquer la révolte des sunnites. « Cest comme si nous étions somnambules », nous dit un officier britannique des services de renseignements de larmée au sujet de la relative indifférence face à lintrusion de lIran.
Lincursion iranienne en Irak était prévue depuis longtemps. Le 9 septembre 2002, alors que les bases américaines se tenaient prêtes au Koweït, le Guide suprême, layatollah Ali Khamenei a convoqué son conseil de guerre à Téhéran. Daprès des sources iraniennes, le Conseil suprême de sécurité nationale en a conclu : « Il est nécessaire dadopter une politique active afin de prémunir lIran contre des dangers à long terme et à court terme ». Les services de sécurité iraniens avaient soutenu les branches armées de plusieurs groupes irakiens quils avaient protégés de Saddam en Iran. Des sources des services de renseignements iraniens disent que ces groupes étaient organisés sous le commandement du Général Qassim Sullaimani, un conseiller de Khamenei pour des questions concernant lAfghanistan et lIrak et un commandant du Corps des gardiens de la révolution. Avant linvasion de mars 2003, selon des sources militaires, jusquà 46 bataillons dinfanterie et brigades de missiles se sont déplacés pour défendre la frontière. Des unités des Brigades Badr se trouvaient postées parmi eux, formées dans les années 1980 en tant que branche armée du groupe irakien chiite connu sous lacronyme ASRI, actuellement le plus puissant parti dIrak. Divisées selon des axes nord, centraux et sud, la mission de ces brigades était daffluer en Irak dans le chaos provoqué par linvasion et de semparer des villes et des bureaux du gouvernement, en remplissant le vide laissé après leffondrement du régime de Saddam. Pas moins de 12.000 hommes armés accompagnés dofficiers des services secrets iraniens ont envahi lIrak. Time a obtenu des copies de ce qui, daprès les services de renseignements de larmée britannique et américaine, semble être des rapports des renseignements du Corps des gardiens de la révolution envoyés en avril 2003. Lun deux, daté du 10 avril et marqué comme confidentiel, note que les troupes américaines renforcées par des troupes blindées se déplacent dans la ville de Kut. Mais il est écrit : « Nous avons la ville sous contrôle ». Un autre daté du même jour, portant le code dunité 1546, rapporte que « les forces qui nous sont affectées » ont le contrôle de la ville dAmarah et quelles ont occupé les propriétés du Parti Baath. En 2004, une enquête de larmée britannique fait remarquer que lorganisation Badr et une autre milice sont si puissantes à Amarah qu « il est vite devenu évident que la coalition allait avoir besoin de travailler avec eux afin dassurer un environnement sécurisé dans la province ».
Pour beaucoup dirakiens dans le sud, des groupes armés exilés ont apporté avec eux des restrictions religieuses sévères. « Des hommes avec des barbes et des Kalachnikovs se sont amenés en disant quils venaient pour protéger le campus », déclare un étudiant leader de luniversité de Bassora. « Le problème, cest quils ne sont jamais partis. » Des militants « enquêtent » fréquemment sur des étudiants accusés davoir un comportement non-islamique, tels que des couples se tenant par la main ou des filles portant du maquillage. « Ils nous observent, et ce sont eux qui contrôlent les rues, pendant que la police, qui est avec eux, reste là à ne rien faire », affirme un dirigeant étudiant qui ne désire pas être identifié. « Depuis le début, les partis islamiques remplissent le vide », nous dit un lieutenant colonel de la police qui travaille étroitement avec les forces britanniques. « Ils détiennent encore le vrai pouvoir. Les hommes de troupe appartiennent tous à ces partis. Cest pareil pour tout le monde. Ils sont présents partout. » Des responsables militaires disent quils croient que des milices financées par lIran ont participé à lorganisation dune action violente dans la commune de Majarr al-Kabir dans le sud du pays le 24 juin 2003 et qui a débouché sur lexécution de six officiers de la police militaire britannique. Daprès un document classé secret des services de renseignements de larmée britannique, un chef de la milice locale est « impliqué dans le meurtre de 6 membres de la police militaire britannique ». Cet homme est à la tête dune cellule des Moudjahiddins de la Révolution Islamique en Irak, un groupe paramilitaire coordonné en dehors de la base des gardiens de la révolution à Ahwaz en Iran. Bien que les officiers américains et britanniques pensent quil soit improbable que les soldats aient été tués sur ordre des officiers des gardiens de la révolution, ils saccordent à dire que les meurtres cadrent avec les grandes directives générales iraniennes visant à enliser les forces de la coalition dans des attaques éclairs sporadiques.
Le programme iranien est aussi impressionnant que complet, rivalisant avec, et parfois dépassant, les efforts de la coalition. Les commerces, sociétés de façade, groupes religieux, ONG et les aides pour les écoles et les universités font tous partie de ce brassage. Au moment où Washington soutient des chaînes dinformations comme la chaîne de télévision al-Hurra, Téhéran finance des émissions et des journaux en Irak. En 2003, un mémo du Conseil suprême de sécurité nationale, sorti clandestinement dIran, suggère que même la Société iranienne du Croissant Rouge, sléquivalent de la Croix Rouge, a coordonné ses activités par lintermédiaire des gardiens de la révolution iraniens. Le mémo apprend aux responsables que « les besoins immédiats du peuple irakien doivent être déterminés » par la Force des gardiens dal-Qods. Chose encore plus sinistre, des bataillons de la mort sont chargés déliminer les opposants potentiels et les anciens baathistes. Des sources des services de renseignements américains confirment que les premières cibles comprenaient danciens membres de la section Iran des services de renseignements de Saddam. Dans les villes du sud, Thar-Allah (la vengeance de Dieu) est un des nombreux groupes militants suspectés de meurtres. Des commandants américains à Bagdad et dans les provinces de lest disent que des cellules similaires opèrent dans leur secteur. Le chef du Service des Renseignements irakien, le général Mohammed Abdullah al-Chahwani, a accusé publiquement les cellules soutenues par lIran de traquer et de tuer ses officiers. En octobre, il a reproché aux agents de lambassade dIran à Bagdad davoir coordonné les assassinats de jusquà 18 de ses hommes, affirmant que des raids dans trois lieux sûrs ont permis de mettre à jour une mine de documents prouvant le lien entre les agents et les fonds destinés aux Brigades de Badr à des fins de « liquidation physique ».
Un ancien responsable irakien et membre des corps blindés de Saddam, qui sidentifie sous le nom dAbu Hassan, a déclaré au Time lété dernier quil a été recruté par un agent des renseignements iranien en 2004 afin de dresser une liste des noms et adresses des responsables du Ministère de lIntérieur en contact étroit avec les officiers militaires et de liaison américains. Le contact iranien dAbu Hassan voulait savoir « en qui les américains avaient confiance et où ils étaient » et la harcelé pour savoir si Abu Hassan, en se servant de son appartenance au parti politique lAccord National irakien, pouvait faire rentrer quelquun dans le bureau du Premier Ministre Lyad Allawi sans quil soit fouillé. (Allawi a déclaré au Time quil pensait que des agents iraniens complotaient de lassassiner.) Le contact a exigé également des informations concernant des concentrations de troupes américaines dans un quartier spécifique de Bagdad ainsi que des détails sur le matériel de guerre, blindés, ordres de marche et temps de réaction des Américains. Après avoir révélé ses conversations aux autorités américaines et irakiennes, Abou Hassan a disparu ; plus tôt cette année, un de ses supérieurs irakiens a été reconnu coupable despionnage.
Daprès les services de renseignements, Téhéran assure toujours le financement de plusieurs partis politiques en Irak. Parmi les documents provenant des dossiers du corps des gardiens de la révolution iraniens que le Time sest procuré, on peut trouver de volumineux registres de paie remontant à août 2004 et qui semblent indiquer que lIran payaient le salaire dau moins 11.740 membres des Brigades Badr. Les services de renseignements des armées britannique et américaine pensent que ces salaires sont toujours versés, bien que le leader Badr, Hadi al-Amri, démente ces accusations. « Jai demandé aux officiers américains de nous rapporter la preuve que nous avons passé un marché avec lIran, dans ce cas nous serons prêts à laccepter, mais ils disent ne pas en avoir », affirme-t-il. Un élément trouble demeure : dans quelle mesure lIran encourage ses mandataires à organiser des attentats contre la coalition menée par les Etats-Unis. Les officiers des services de renseignements de larmée décrivent la stratégie de leurs homologues des gardiens de la révolution iraniens comme une stratégie utilisant des « attentats anonymes» perpétrés par des forces agissant pour leur compte afin de démentir toute implication. On est dans lincertitude, explique un officier supérieur américain, pour ce qui est de savoir quelles factions à lintérieur de lappareil de sécurité fragmenté de Téhéran sont derrière cette stratégie et jusquà quel point les hauts dirigeants la soutiennent. Des sources des services de renseignements affirment quau printemps de lannée dernière, lors dun rassemblement de ses mandataires armés, le général Sullaimani a déclaré que « quil faut prendre toute initiative visant à affaiblir les forces américaines en Irak. Tous les moyens doivent être mis en uvre pour que les forces américaines restent engagées dans le conflit en Irak ». Des documents secrets des services de renseignements de larmée britannique montrent que les forces britanniques traquent plusieurs groupes paramilitaires dans le sud de lIrak soutenus par les gardiens de la révolution. La coalition et les services de renseignements irakiens suivent de près les visites de contrôle dofficiers iraniens en Irak, visites semblables à celles de leurs homologues américains. « Nous savons quils viennent, mais bien souvent pas avant quils ne soient partis », déclare un officier des services de renseignements britanniques. Les partis politiques chiites ne contestent pas le fait que ces visites aient lieu. Et un flux régulier darmes continue darriver dIran par la frontière perméable du sud. « Ils font passer les troupes par les postes de contrôle officiels, et les armes cheminent par les marais et les territoires jusquau nord », explique un officier britannique à Bassora. Les hauts diplomates et dirigeants des services de renseignements savent que des officiers iraniens prêtent main forte aux insurgés chiites, mais ce nest rien en comparaison de la quantité dargent et de matériel que reçoivent les insurgés sunnites et qui afflue en provenance des pays arabes voisins de lIrak.
Des diplomates occidentaux disent que, jusquà maintenant, les ayatollahs semblent agir défensivement plutôt quoffensivement. Ce qui est encourageant, cest que même des bénéficiaires chiites de Téhéran affichent des tensions nationalistes arabes et irakiennes ; et beaucoup dentre eux ont des liens familiaux et tribaux forts avec les sunnites. « Nous sommes les fils de lIrak. Les circonstances qui mont forcé à partir nont pas changé mon identité », déclare le leader de Badr, al Amri. Il est fier de sa coopération avec les gardiens de la révolution pour combattre Saddam mais dit que son combat na pas dépassé « les limites de ses intérêts ». Un observateur occidental bien informé pense que pendant que ces groupes gardent « une vision du monde partagée » avec Téhéran, tout comme les Britanniques et les Américains partagent les leurs, ils essaient maintenant de comparer leurs intérêts avec les intérêts de ceux qui les soutiennent et nont quune hâte, celle dexercer le pouvoir à Bagdad de manière indépendante. « Je pense quil est impossible de faire cesser une relation qui dure depuis toujours », nous dit lofficier supérieur américain, « mais avec le temps, lorsquils deviendront des hommes politiques combattant pour des problèmes locaux, ils changeront ».
Cest peut-être vrai. Mais lIran semble vraisemblablement placer la barre plus haut, ce qui pourrait en fin de compte forcer les Américains à rechercher de nouveaux alliés en Irak, y compris ceux quils essaient de soumettre depuis des années, pouvant empêcher lempiètement des mollahs. Un diplomate occidental reconnaît que des activités gérables similairement en Iran peuvent toujours sintensifier et se transformer en une crise plus importante. « Nous avons eu à faire à des gouvernements alliés à nos ennemis plusieurs fois dans la passé », dit-il. « La difficulté, cependant, cest de savoir si cela affecterait [les efforts de la contre insurrection »> ? A cela je réponds : Cela ne sest pas encore produit, mais ça se pourrait bien ». Si cela venait à se produire, la guerre en Irak pourrait devenir beaucoup plus compliquée.