Le Monde, 18 mai – par Jean-Michel Bezat – Que vaut la sécurité du monde de demain face à la sécurité d’approvisionnement énergétique des pays industrialisés et au business d’aujourd’hui ?
La question se pose au moment où les dirigeants de Total hésitent – pour des raisons à la fois financières et politiques – à investir 2 milliards d’euros dans le gigantesque projet d’extraction et de liquéfaction du gaz iranien de Pars Sud, situé dans les eaux du golfe Persique. Les coûts économiques et les risques géopolitiques s’étant accrus depuis deux ans, deux écoles s’affrontent en coulisses. Les politiques, soucieux de limiter la prolifération nucléaire, privilégient les sanctions (et donc la fin de toute coopération) contre un pays coupable de poursuivre son programme d’enrichissement de l’uranium. Les pragmatiques répliquent qu’il ne faut pas tarir aussi facilement la source iranienne quand de nouvelles tensions apparaissent sur les marchés pétroliers.
On comprend que la compagnie française veuille se développer en Iran. Le pays ne représente encore que 0,8 % de sa production de 2,4 millions de barils par jour, mais il dispose des deuxièmes réserves mondiales de pétrole et de gaz. « Notre décision de rester est ferme », affirmait récemment Pierre Fabiani, patron de Total en Iran. Il reste que les coûts de Pars Sud « ont plus que doublé, ce qui est un vrai sujet d’inquiétude pour nous », nuance le directeur général, Christophe de Margerie, qui entend « revoir » les accords signés en 2004.
Les mises en garde se multiplient, mêlant les voix de ceux qui veulent punir Téhéran à celle des défenseurs des intérêts de Total : l’escalade entre le président Mahmoud Ahmadinedjad et la communauté internationale n’augure rien de bon ; la pression des Etats-Unis pour stériliser toute coopération avec la République islamique va s’intensifier ; plus proche de Washington que Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy se montrera plus ferme dans le dossier iranien, qu’il considère comme « le problème international le plus important » de l’heure ; les opposants au régime des mollahs estiment que les investissements étrangers lui assurent une survie artificielle ; et l’Iran a valu à M. de Margerie une mise en examen pour corruption d’agent étranger dans une affaire de versement d’une commission pour l’obtention d’un marché en 1997.
Les tenants de la realpolitik n’en démordent pas : l’Iran reste un eldorado gazier dont l’Europe ne peut se passer si elle veut diversifier et sécuriser ses approvisionnements. Le pays a une position d’autant plus stratégique que la Russie – premier fournisseur du Vieux Continent – a repris le contrôle de ses propres ressources et vient de renforcer son emprise sur le transit vers l’Europe du gaz produit par les anciennes républiques soviétiques d’Asie centrale.