Le Monde, 13 juin Par Daniel Vernet La crise du nucléaire iranien est un véritable cas d’école pour les deux doctrines qui se disputent les faveurs des responsables de la politique étrangère américaine. Pendant le premier mandat de George W. Bush, les réalistes avaient perdu au profit des interventionnistes. Les premiers prônent une diplomatie fondée sur la reconnaissance d’une situation internationale où les intérêts américains doivent être protégés en nouant de larges alliances au prix de compromis, y compris avec des régimes qui en prennent à leur aise avec les normes de la démocratie libérale.
Les seconds se sont réincarnés dans les néoconservateurs. Ils veulent utiliser la puissance des Etats-Unis au service de la promotion de la démocratie à travers le monde. Ils y voient la meilleure garantie pour les intérêts américains. Ils sont les héritiers de ceux qui, au temps de la guerre froide, s’opposaient à la détente et préconisaient un rejet plus musclé à la fois de l’URSS en tant qu’Etat et du communisme en tant qu’idéologie.
Ils ont eu leur heure de gloire après les attentats du 11 septembre 2001. Ils ont alors convaincu un George W. Bush plutôt enclin à la prudence dans son ignorance de la politique internationale que la chute des talibans en Afghanistan et le renversement de Saddam Hussein étaient les prémices d’une nouvelle croisade pour la liberté.
Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, les politiques qui s’opposaient portaient deux noms : l’endiguement (containment) et le refoulement (rollback). La première consistait à accepter – provisoirement au moins – le partage del’Europe issu du conflit, tout en contenant l’expansion du glacis soviétique. La seconde à repousser les frontières du camp communiste en soutenant ou en fomentant des mouvements de libération dans les démocraties dites populaires. Face au danger d’une guerre nucléaire, la première politique, définie dès 1947, l’a emporté pendant quatre décennies.
L’Iran présente aux responsables de la politique étrangère américaine un dilemme semblable. La lutte contre le terrorisme islamiste, dont le régime des mollahs serait – selon M. Bush – le principal soutien, justifie l’analogie avec la période la guerre froide. Faut-il alors « refouler » l’Iran de l’ayatollah Khamenei et du président Ahmadinejad ou tenter de le « contenir » ?
La première attitude suppose d’isoler l’Iran, d’empêcher par tous les moyens qu’il maîtrise l’énergie atomique pour écarter le risque de fabrication d’une bombe nucléaire, et de promouvoir un changement de régime à Téhéran. C’était celle privilégiée par Washington.
Les Européens, tout aussi inquiets de la perspective d’un armement nucléaire iranien, ont choisi la deuxième voie. Sous le regard d’abord sceptique, voire condescendant, des Américains, ils ont cherché à obtenir un accord avec Téhéran. Or celui-ci n’est possible que si les Etats-Unis sont eux-mêmes prêts à participer à la négociation, c’est-à-dire à changer de politique.
La secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, qui a gardé l’oreille de M. Bush tout en consolidant son pouvoir dans l’administration, a convaincu le président de s’engager personnellement. L’intransigeance américaine cumulait les inconvénients. Washington allait se trouver devant deux mauvaises solutions : accepter la bombe iranienne ou mener une nouvelle guerre au Moyen-Orient. La coalition formée tant bien que mal avec les Européens mais aussi avec les Russes et les Chinois menaçait de s’effondrer, fermant la voie à des sanctions internationales. Les Américains seraient tenus pour responsables de l’échec éventuel d’une solution négociée.
Après avoir hésité, George W. Bush a dit à Condoleezza Rice : « Allez-y ! » Les réalistes ont gagné une manche. En maugréant, les néoconservateurs comptent sur un refus iranien.
Daniel Vernet