Fenêtres sur lEurope, 22 février Par Jean-Sylvestre Mongrenier Le jeudi 14 février 2008, le directeur de lAgence internationale de lénergie atomique (AIEA), Mohamed ElBaradei, était reçu à lElysée. Avant la fin du mois, il devrait rendre un rapport sur le niveau et la qualité de la coopération entre lIran et lAIEA, dans le cadre du plan de travail lancé en août 2007. Dans les pays occidentaux, de nombreux gouvernements redoutent que Mohamed ElBaradei ne fasse preuve de complaisance à légard du régime iranien. De fait, rien nest réglé et les manuvres dilatoires iraniennes ne doivent pas dissimuler les éléments dinformation inquiétants dores et déjà établis. Au fil des mois et des ans, Téhéran semble effectivement sacheminer vers lacquisition dun potentiel nucléaire et balistique, perspective particulièrement inquiétante pour les pays inclus dans la zone de portée des engins iraniens. Les discours haineux du président iranien, Mahmoud Ahmadinejad, attestent de la menace. Riverains de la Méditerranée et voisins du Moyen-Orient, les Européens sont concernés au premier chef par la prolifération nucléaire, sur leurs confins et à leurs portes.
Avec la fin de la Guerre froide, les Etats membres de lOTAN ont vu disparaître la menace massive et monodirectionnelle qui structurait la planification militaire atlantique. Ces pays sont alors entrés dans ce que Lucien Poirier nomme l »attente stratégique ». Pourtant, la disparition provisoire dun ennemi désigné ne signifie pas la disparition de tout ennemi mais il faut désormais élaborer plusieurs hypothèses quant à sa nature, ses contours et son identité, et ce jusquà ce quune « bifurcation » dans les relations stratégiques internationales ne lève lincertitude. Lennemi nest pas seulement « celui avec qui lon est en guerre ouverte » (Emmerich de Vattel) et, en temps de paix, linimitié est virtuelle, latente et multiforme. Aujourdhui, la question est de savoir si la figure de lennemi ne prendrait pas une forme plus précise. Cest la conjugaison dune intention hostile et de capacités militaires en rapport qui permet didentifier une menace politique et stratégique.
Le possible, voire le probable accès au nucléaire militaire de lIran et le scénario dune sanctuarisation agressive du Moyen-Orient, depuis le Golfe Arabo-Persique jusquà la Méditerranée orientale, sont ainsi mis en avant pour justifier le déploiement de systèmes antimissiles. Le fait est que les déclarations de Mahmoud Ahmadinejad abondent en menaces ouvertes. Le 20 février 2008, le président iranien qualifiait Israël de « sale microbe noir » et d « animal sauvage » lancé contre les nations de la région « par les puissances mondiales (les Occidentaux) ». Ces discours doivent être dautant plus pris au sérieux que le régime iranien est engagé dans un ambitieux programme nucléaire et balistique. LIran est un pays fondateur du Traité de Non Prolifération nucléaire (1er juillet 1968), avec les droits et les devoirs liés à ce statut (accès aux utilisations pacifiques de lénergie nucléaire, engagement à ne pas se doter de larme nucléaire et obligation de soumettre ses activités nucléaires au contrôle de lAIEA) ; ce statut ninduit en rien un droit automatique aux techniques proliférantes que sont lenrichissement de luranium ou la production de plutonium (elles ne sont pas mentionnées dans le TNP).
Amorcées en 1986, des négociations secrètes au plan nucléaire avec le Pakistan auraient été relancées en 1993 mais lexistence dun programme denrichissement na été révélée que le 14 août 2002 par lopposition clandestine (le Conseil National de la Révolution Iranienne, émanation des Moudjahidine du Peuple). Les dirigeants iraniens affirment pour leur part quil ne sagit là que dun programme de recherches. LAIEA et le Conseil de sécurité ont depuis considéré que lIran avait contrevenu à ses obligations en se lançant dans lenrichissement duranium (site de Natanz, à 150 km au nord dIspahan). Après avoir officiellement gelé le programme denrichissement suite à laction diplomatique de lUE-3 (Paris-Londres-Berlin), en 2003, le régime iranien a repris sa marche en avant et Mahmoud Ahmadinejad a déclaré que le programme nucléaire iranien était « une locomotive sans frein ni marche arrière » (25 février 2007). A lautomne 2007, les experts de lAIEA estimaient que 3000 centrifugeuses étaient opératoires et quelles pourraient permettre à lIran dobtenir le combustible nécessaire à une arme nucléaire en une année. Le dernier rapport des renseignements américains évoque la date de 2009 au plus tôt et, plus probablement, la fourchette 2010-2015 (National Intelligence Estimate, Iran : Nuclear Intentions and Capabilities, 3 décembre 2007).
La question est de savoir si lIran a repris ou est susceptible de reprendre le programme nucléaire militaire, hypothétiquement et temporairement gelé en 2003. Au risque de prolifération nucléaire sajoutent les efforts balistiques iraniens, mis en avant par le régime comme manifestation de puissance. En létat actuel des choses, le Shahab-3 est jugé être le seul missile (à capacité nucléaire) opérationnel et fiable. Sa portée de 1300 km couvre lensemble du Moyen-Orient et, selon certains analystes, le Shahab-3 pourrait emporter une charge nucléaire, pour autant que les ingénieurs iraniens soient capables de la miniaturiser et de la faire rentrer dans la « coiffe » du missile. Dores et déjà, une version modifiée de ce missile, le Shahab-3M, aurait une portée suffisante pour menacer le Sud-Est de lUnion européenne (1800-2000 km de portée). Dans les cinq ans, ce modèle devrait être amélioré alors que le projet Ashura de missile étagé aura atteint le stade des essais en vol (plus de 2000 km de portée, voire 3000 km selon certains experts). Dans les dix ans, le Shahab-3M et lAshura seraient pleinement opérationnels (2000-2200 km de portée).
Au début du mois de février, linauguration du premier centre spatial iranien et le lancement dune fusée sont venus accroître linquiétude générale ; la capacité à mettre en orbite un satellite induit la mise au point dengins balistiques de longue portée (3500-4000 km voire un peu plus ?). Le président iranien justifie ce programme par des impératifs scientifiques (5 satellites devraient être mis en orbite dici 2010) mais là encore, les pays occidentaux et les voisins de lIran craignent que ces efforts ne soient la manifestation dun programme militaire plus large dans lequel le satellite « Omid » (« Espoir » ), dont le lancement serait prévu pour mars 2009, aurait une fonction despionnage. La Russie elle-même y a vu le soupçon des ambitions nucléaires iraniennes et elle a fait part de sa préoccupation. Vice-ministre des Affaires étrangères, Alexandre Lossioukov a déclaré : « Tout mouvement visant à créer des armes dun tel potentiel (armes balistico-nucléaires) est inquiétant évidemment pour nous comme pour dautres ( ) Les missiles à longue portée sont un élément (des armes nucléaires). Cela suscite bien sûr notre préoccupation » (Ria Novosti, 6 février 2008). Les dirigeants russes découvriraient-ils quils ont sous-estimé la volonté iranienne daccéder à la puissance nucléaire et, inversement, surestimé leur pouvoir dinfluence sur le régime iranien ? Dans lintervalle, la Russie sest dessaisie dune carte essentielle (et dun moyen de pression), en acceptant de livrer luranium enrichi nécessaire au fonctionnement de la centrale nucléaire de Bouchehr.
Bref, rien nest réglé et il faut insister sur le fait que le rapport précédemment mentionné de la National Intelligence Estimate a obscurci plus quil na éclairé la situation en semblant relativiser la menace. Il faut pourtant lire avec soin ce document. Les analystes américains estiment « avec un haut degré de certitude » que lIran a gelé son programme darmes nucléaires à lautomne 2003 et, avec « un niveau modéré de certitude » quà la mi-2007, le régime na pas relancé ce programme, en raison de la surveillance et de la pression internationale. Ils jugent « avec un degré de certitude de moyen à élevé que Téhéran laisse à tout le moins ouverte loption de développer des armes nucléaires. » Lexistence passée dun programme nucléaire militaire est désormais affirmée et bien des informations contenues dans ce document sont inquiétantes (traces duranium hautement enrichi, installations démantelée durgence avant les inspections de lAIEA, possibilité de sites secrets). En dépit des résolutions des Nations unies, lenrichissement de luranium continue, ce qui permet à lIran de nécarter pour lavenir aucune possibilité, y compris larme nucléaire. Quant au rapport de lAIEA publié en novembre 2007, il rappelle que la connaissance des activités nucléaires iraniennes va en se réduisant, Téhéran refusant les inspections inopinées prévues par le protocole additionnel, signé en 2003.
En létat actuel des choses, la stratégie iranienne porte ses fruits. Voici plus de cinq années quun coin du voile a été levé sur les activités nucléaires de Téhéran mais les difficiles négociations des sanctions internationales, pour partie neutralisées par les réticences russes et chinoises, et le refus de principe denvisager une solution de force incitent les dirigeants iraniens à pratiquer un « stop-and-go » stratégique. Il faut certes se garder de raisonner en termes de « tout ou rien » et le contexte géostratégique invite à privilégier les approches indirectes, dans le Golfe Arabo-Persique et au-delà. Pourtant, elles ont aussi leurs inconvénients et si les projets de nucléarisation (civile) des pays du Conseil de Coopération du Golfe ont pour mérite de signifier aux dirigeants iraniens que leur pays ne gagnera pas en sécurité à sengager dans le nucléaire militaire, cette politique (teintée de mercantilisme) ne va pas dans le sens de la contre-prolifération ; gare aux effets en chaîne et risques systémiques dans la région, aux chocs en retour en Europe. Pour lIran comme pour ses voisins arabes, le nucléaire ne sera pas un simple objet transitionnel (un « doudou » dattente !), en guise de renaissance islamique. La difficile gestion géopolitique du nucléaire pakistanais suffit à la peine.