JDD: Par Stéphane Joahny – Traqués par le régime des mollahs, Ali et Azar viennent darriver en France via la Turquie, après quatre mois de fuite. Récit.
Ce 14 juin 2009, Azar* est à mille lieues de penser que son destin va basculer. Comme tous les matins, elle doit prendre le bus, deux heures de trajet, pour gagner le centre de Téhéran. Cette journaliste de 27 ans est soucieuse. Elle ne cesse de penser à la femme quelle a interviewée la veille. Une de ces épouses délaissées par leur mari, contrainte à la prostitution pour nourrir ses deux enfants. Drogue, sida, prostitution, place des femmes dans la société iranienne: ce sont les sujets de prédilection de cette jolie brune. Pas ceux du régime des mollahs
La veille, le président Mahmoud Ahmadinejad a qualifié sa réélection de "grande victoire" remportée à lissue dun scrutin "totalement libre". La rue gronde. Vers 17 heures, Ali*, prof de gym, son mari depuis trois ans, a rejoint Azar pour grossir les rangs des manifestants. Le couple est littéralement "emporté par la foule". Tous sont incrédules: "Ce nest pas possible, ils nont pas pu frauder à ce point!" De sa voix douce, Azar décrit cette foule "inimaginable". Puis le ton se fait grave à lévocation des forces antiémeute, des premières charges, de la violence "A un moment, raconte-t-elle, on a vu des gens qui tombaient. On a levé les yeux. Des hommes en civil tiraient sur les manifestants depuis les toits. Il fallait que jimmortalise ces images. Je me suis éloignée un peu de mon mari pour filmer avec mon téléphone. Cest à ce moment que jai reçu un coup sur la tête. Jai eu limpression de mourir. Jai perdu connaissance."
L’envie de vivre sera la plus forte
Cest Ali, 100 kg de muscles à lépoque, qui prend le relais: "Jai vu les deux policiers. Lun deux la frappée avec une matraque. Je me suis rué sur eux. Je les ai frappés. Ils sont tombés. Jétais à deux doigts de leur voler une arme. Et puis sept ou huit autres me sont tombés dessus. Jai tout fait pour me protéger la tête, explique-t-il en mimant la scène. Ils se sont acharnés à coup de chaînes
" Des traces blanches sur son dos sont encore clairement visibles.
Une autre bagarre éclate. Ses assaillants délaissent Ali qui parvient à se relever. "Jai cru ma femme morte, poursuit-il. Elle avait du sang partout. Elle ne bougeait plus. Je lai soulevée et nous sous sommes éloignés. Une voiture sest arrêtée. Le conducteur a dit: ‘Montez vite.’ Il nous a emmenés jusquà un dispensaire." "Quest-ce qui vous est arrivé?" demande le médecin de garde. "Un accident de voiture", lui répond Ali. Premiers soins. Premier diagnostic. "Vous devez aller durgence à lhôpital voir un neurologue. Un morceau de la boîte crânienne de votre épouse a été complètement brisé!" Impression de toucher la fontanelle dun bébé, quatre mois plus tard. "Je lai ramenée à la maison. A lhôpital, nous aurions été arrêtés aussitôt", se justifie Ali.
Vingt-quatre heures durant, le couple se terre et panse ses plaies. Puis Ali allume la télévision pour prendre des nouvelles. Stupeur: "On me voyait à lécran en train de me battre. Le commentaire disait : Voyez les éléments subversifs vendus aux puissances étrangères qui ont frappé nos forces de sécurité ! Il y avait un cercle rouge autour de mon visage. Et un appel à témoins pour midentifier. Avec ça, ils pouvaient me tuer sept fois!" Le colosse bodybuildé, épuisé par quatre mois de cavale, a perdu de sa superbe et de son assurance. "Nous sommes partis aussitôt. Il fallait quitter Téhéran. Jai préparé un sac à dos avec quelques affaires. On navait pas dargent, juste les bijoux de ma femme. On a tout vendu depuis. Il ne reste que son alliance", dit-il tristement en caressant la main dAzar.
Direction le nord du pays. Un petit village perdu dans les forêts, près de la mer Caspienne. La peur au quotidien. Trois mois de restrictions. Une sale période. Ils nen parlent pas facilement mais des entailles sur le poignet dAli sont sans équivoque. Lenvie de vivre sera finalement plus forte. Mais pas en Iran. Azar et Ali se décident à retourner à Téhéran, en bus. Dans leur unique sac, leurs passeports, deux brosses à dents et quelques vêtements à bout de course, comme eux. Mais comment réclamer lasile dans une ville où il faut se méfier de tous? Leur espoir, ils lécrivent sur un bout de papier. La chance enfin, au bout de langoisse. Pour préserver le réseau de solidarité qui leur est venu en aide, Azar restera discrète sur ceux quelle appelle ses "anges gardiens".
Au cas par cas en France
Reste à quitter le pays. Le grand départ seffectue place Azadi (place de la Liberté). Plus de quinze heures de bus jusquà la frontière. Il est 3 heures du matin. La foule est telle quil faut poireauter huit heures avant de se présenter, la gorge nouée, devant la guérite du policier iranien. Et ce dernier qui sattarde sur le passeport du mari, le dévisage, réexamine le document, observe encore Ali avant de signifier, dun coup de tampon, la fin du cauchemar. Enfin presque.
Ali et Azar sont confiants en descendant du bus à Ankara le 1er octobre dernier. Trop, sans doute. Retour brutal à la réalité des réfugiés en Turquie plus de 17.270 officiellement recensés , sept heures de queue pour être reçus au Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés et obtenir un rendez-vous pour le mois de mars 2010. Mais les "anges gardiens" veillent. A Paris, le dossier a été approuvé. "Depuis peu, la France accepte quelques cas individuels de réfugiés iraniens", se félicite Michel Gaudé, le patron du HCR en Turquie. Le Quai dOrsay confirme "Une trentaine de citoyens iraniens ont sollicité lasile, leur situation est examinée au cas par cas" et rappelle que "les portes de nos ambassades sont ouvertes". Ali et Azar, visa en poche, ont atterri vendredi à Paris.
* Pour protéger leurs proches restés en Iran, les prénoms ont été changés.