Le Figaro, 29 juillet Par Arnaud de La Grange En Occident comme dans le monde sunnite, la crainte de voir émerger, de Téhéran à Beyrouth en passant par les monarchies du Golfe et l’Irak, un «croissant chiite» sous influence iranienne s’est insidieusement installée depuis 2003 et la chute de Saddam Hussein.
Le roi Abdallah de Jordanie l’a publiquement exprimée il y a deux ans. Au début de l’année, le président égyptien Hosni Moubarak n’a pas hésité à accuser les communautés chiites des pays arabes de constituer une «cinquième colonne iranienne». Le coup de force du Hezbollah ne vient pas apaiser ces doutes.
ANTI-IMPERIALISTE AVANT TOUT
Alors y a-t-il un «problème chiite», régionalisé, globalisé même ? Oui et non, répondent nombre de spécialistes. «Il y a une question chiite, car il y a la perception d’une question chiite, commente Olivier Roy, chercheur au CNRS. Nombre de sunnites sont désormais convaincus que se forme un arc chiite sous l’impulsion de Téhéran. Pourtant, quand on se place côté chiite, on ne voit guère de tel projet ou même de telle aspiration.»
Par le bas, c’est-à-dire du point de vue des communautés chiites dispersées dans le monde arabe, le projet politique commun ne semble pas être une préoccupation. «C’est vrai que la revanche politique des chiites en Irak a provoqué un réveil des communautés et des mouvements d’opposition chiites, notamment dans le Golfe, commente Sabrina Merlin, chercheuse au CNRS basée à Beyrouth, mais il s’agit surtout de demander aux gouvernements de leurs pays respectifs plus de droits, une meilleure place dans des sociétés qui les ont souvent marginalisés.» Qu’ils soient majoritaires comme en Irak ou à Bahreïn ou minoritaires comme en Arabie saoudite ou au Koweït , les chiites se sont longtemps trouvés en position de dominés. Chez eux, la stratégie d’intégration nationale prime aujourd’hui.
Par le haut, vu de Téhéran, on ne voit guère non plus de réel dessein politique «pan-chiite». La stratégie d’influence des Iraniens passe par une instrumentalisation des différentes communautés chiites. «Mais au-delà de ce jeu, ils n’ont jamais sérieusement songé à mettre en place une sorte de «Chiitistan», observe Olivier Roy, ne serait-ce que parce qu’il leur faudrait alors cogérer le chiisme avec les Arabes. Et cela, ils n’y sont pas prêts.» Plus que d’un axe chiite, Téhéran entend se poser en chef de file d’un «front du refus» antioccidental.
«Plus que sur la corde chiite, les Iraniens jouent sur un discours panislamique et anti-impérialiste, constate Yann Richard, professeur à la Sorbonne-nouvelle. Pour poser leur hégémonie régionale, ils s’évertuent à se faire accepter comme le grand pays qui va défendre le monde musulman contre le reste du monde, contre le rouleau compresseur américain.» Cet objectif passe souvent, paradoxalement, par un gommage de l’étiquette «chiite» au profit de celle, plus large, de «musulman».
L’absence de vision politique commune n’empêche pas l’existence d’un monde chiite, fait d’un entrecroisement de solidarités religieuses ou familiales. «Il existe entre les différentes communautés chiites des liens très anciens, qui n’ont rien à voir avec la situation politique, explique Sabrina Mervin. Les réseaux reposent sur des relations historiques entre familles, entre cheikhs, entre clercs.» Le patrimoine religieux, surtout, est transfrontalier. À Nadjaf, en Irak, ou à Qom, en Iran, tous les clercs se sont un jour croisés, dans une relation de maître à disciple ou de compagnons d’étude. «Quand les chiites iraniens s’arrogent un droit de regard sur les villes saintes d’Irak opprimées par le régime baasiste, c’est naturel, commente Yann Bertrand. Si l’Armée rouge avait envahi Rome, les catholiques du monde entier l’auraient sommée de ne pas toucher au Vatican…»
Un fonds chiite commun, des solidarités transnationales ne suffisent pas pour que tous ces acteurs agissent réellement de manière coordonnée. Il n’empêche, la simple perception de cette menace et les violences intercommunautaires en Irak creusent chaque jour un peu plus le fossé entre sunnites et chiites. «En frappant de manière très excessive au Liban, estime un diplomate, Israël a sans doute raté l’occasion de jouer sur ce clivage.»