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Le spectre de la bombe

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L’Express : 27 sept – Soupçonné de vouloir se doter de l’arme absolue, Téhéran multiplie les dérobades quant à la nature de son programme nucléaire. Washington s’impatiente

par Vincent Hugeux

Chantage et marchandages à tous les étages. Les ambitions nucléaires du régime de Téhéran, suspecté non sans raison de vouloir doter ses arsenaux de l’arme absolue, ont déclenché une bataille planétaire aux enjeux obscurs. Souvent houleuse, la réunion plénière du Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), le garde-fou onusien en la matière, ouverte à Vienne le 13 septembre, aura au moins eu le mérite de clarifier la stratégie des acteurs clefs – Europe, Etats-Unis, Iran, Israël – comme celle des seconds rôles. A quelques variantes près, le scénario ne change guère depuis février 2003 (lire notre article L’Iran sur la défensive). Dix-huit mois et six rapports plus tard, on bute sur les mêmes écueils. Invoquant un faisceau d’indices troublants, Washington somme Téhéran, l’un des piliers de l’ «axe du mal» cher à George Bush, de renoncer à son dessein supposé, sous peine de subir les foudres du Conseil de sécurité. Sur un mode moins comminatoire, la troïka européenne (Allemagne, Grande- Bretagne et France) invite le «partenaire» iranien à fournir toutes les garanties quant à la nature de ses programmes.

Téhéran serait en mesure de se doter de l’arme nucléaire en 2007 ou 2008

En réponse, la République islamique s’offusque, tonne contre ces «atteintes à sa souveraineté», brandit son droit à la maîtrise du cycle nucléaire civil, puis lâche in extremis des concessions réversibles, rançon d’un nouveau sursis. De même, on invoque une fatwa – décret religieux – du Guide de la révolution, Ali Khamenei, proscrivant l’usage de l’arme nucléaire… mais non sa détention. Ce comportement pour le moins ambigu apparaît également à travers les propos du porte-parole du gouvernement iranien, Abdollah Ramezanzadeh, qui déclarait, le 20 septembre: «La suspension de l’enrichissement est un acte volontaire de notre part, c’est nous qui décidons.» Et le lendemain, le président Khatami d’ajouter que l’Iran «poursuivra son programme dans le domaine de l’énergie nucléaire civile, même si cela aboutit à un arrêt de la supervision et de la coopération internationales». A l’heure où Téhéran semble ainsi vouloir renier son engagement à suspendre sine die les opérations d’enrichissement d’uranium, souscrit en octobre 2003 auprès du trio de la Vieille Europe, cet art très persan de l’esquive atteint ses limites. Et les palinodies des mollahs finissent par exaspérer leurs interlocuteurs. D’autres mystères alimentent la suspicion. Certes, l’agence de Vienne juge «plausible» l’argument selon lequel les traces d’uranium hautement enrichi décelées sur trois sites différents proviendraient d’équipements d’occasion importés. Mais pourquoi l’Iran poursuit-il l’assemblage de puissantes centrifugeuses P 2, connues pour enrichir un uranium de «qualité militaire», quitte à briser des scellés apposés par les agents de l’AIEA à Natanz (à 250 km au sud de Téhéran). Pourquoi s’obstine-t-il à boucler à Arak (à 200 km au sud-ouest de la capitale) le chantier d’un réacteur à eau lourde, voué à produire un plutonium que les besoins en électricité ne requièrent nullement? Pourquoi annoncer la conversion imminente, dans une usine d’Ispahan, de 37 tonnes de yellow cake – poudre de minerai d’uranium naturel – en hexafluorure d’uranium (UF6), concentré gazeux destiné à «doper» le processus d’enrichissement? Pourquoi avoir acquis, sur le marché clandestin, des aimants de moteur de centrifugeuse? Mieux, les aveux empressés de l’ex-paria Muammar Kadhafi quant à sa quête nucléaire, prix du retour en grâce de la Libye, ont épaissi le doute: Tripoli et Téhéran avaient les mêmes fournisseurs, à commencer par le réseau d’Abdul Qadir Khan, le père de la bombe pakistanaise (lire son portrait dans L’Express du 12 juillet 2004).

Maints autres facteurs externes, notamment électoraux, alimentent le bras de fer irano-occidental. George Bush ne peut, avant le scrutin présidentiel du 2 novembre, ouvrir un nouveau front oriental, alors même que l’Irak voisin sombre dans le chaos. Il le peut d’autant moins que la crédibilité américaine en termes de chasse aux armes de destruction massive n’a pas survécu à l’aventure mésopotamienne; et qu’il a besoin de la bienveillante neutralité de l’Iran, mentor d’une partie de la nébuleuse chiite irakienne, à l’influence au demeurant incertaine. Voilà pourquoi Washington a tenté – vainement à ce jour – de déléguer aux alliés européens le rôle de procureur intransigeant. L’administration Bush plaidait ainsi en faveur d’un ultimatum précis et d’un mécanisme conduisant à déférer automatiquement l’Iran devant le Conseil de sécurité des Nations unies en cas de nouvel accroc… La troïka, elle, se borne pour l’heure à soumettre une résolution plus ferme que ses requêtes antérieures, tout en priant l’Egyptien Mohamed el-Baradei, directeur général de l’AIEA, de rédiger un rapport «définitif» avant le 25 novembre. Le second mandat du président iranien, Mohammad Khatami, réformiste sincère et impuissant, court quant à lui jusqu’en mai 2005. Nul doute que la succession échoira alors au clan conservateur, déjà maître de tous les autres leviers politiques depuis la conquête à la hussarde, en février 2004, du Parlement. Le nouveau Majlis refuse d’ailleurs de ratifier le pacte additionnel du traité de non-prolifération (TNP), pourtant signé par Téhéran en décembre 2003, qui autorise les visites inopinées des limiers de l’agence viennoise. Désormais patente, la suprématie des gardiens du dogme laisse peu d’espace aux adeptes du compromis. Or, si la théocratie iranienne compte fort peu de partisans au sein d’une jeunesse rebelle et désœuvrée, le «patriotisme nucléaire» recueille un réel écho. Au risque d’entraîner le Guide Ali Khamenei et ses disciples dans une fuite en avant provocatrice. Du bazar aux campagnes, on croit dur comme fer que le pouvoir dissuasif de la bombe aurait pu épargner à la République islamique la longue boucherie Irak-Iran (1980-1988). De plus, le nationalisme inaltérable des héritiers de l’Empire perse s’accommode mal des diktats extérieurs, quels qu’ils soient.

La course au leadership régional

Faut-il y voir l’effet des consignes de retenue venues d’outre-Atlantique? Israël, qui s’entête à nier contre l’évidence son appartenance au club de l’atome militaire, semble écarter pour l’heure le recours aux frappes préventives. Dans un entretien publié le 15 septembre, le Premier ministre, Ariel Sharon, s’en remet aux efforts diplomatiques entrepris afin de conjurer le spectre du péril nucléaire iranien. Sans exclure toutefois, en cas d’échec, d’opter pour la manière forte. Changement de ton: voilà peu, l’Etat hébreu menaçait de rééditer en Iran, tenu pour «le plus grand danger pour l’existence d’Israël», l’opération Osirak. Référence au raid aérien lancé le 7 juin 1981 sur ordre de Menahem Begin et qui fut fatal à un réacteur irakien bâti notamment avec le concours de la France. Cette fois, la cible prioritaire serait la centrale de Bouchehr (dans le Sud), chantier en voie d’achèvement confié à la Russie.

Quand le temps vire à l’orage, les experts les plus aguerris avouent leur hantise: une version persane du scénario ébauché en Corée du Nord. Téhéran pourrait fort bien, comme Pyongyang le fit au début de 2003, dénoncer son adhésion au TNP après avoir, en catimini, réuni les matériaux et les savoir-faire nécessaires à la confection d’une bombe. Le rapport de forces nouveau ainsi créé permettrait d’extorquer à l’Occident de coûteuses concessions technologiques, économiques et politiques. Au passage, le précédent nord-coréen tend à prouver qu’il ne suffit pas de «traduire» un pays rebelle devant le Conseil de sécurité pour l’assagir: la dynastie des Kim a longtemps fourbi son arsenal à l’abri du veto du parrain chinois.

A en croire les initiés, Téhéran, qui a testé l’an dernier un nouveau missile balistique de moyenne portée, serait en mesure de se doter de l’arme nucléaire en 2007 ou 2008, pour peu que rien ne vienne entraver ses programmes. C’est dire que l’imbroglio iranien planera sur la conférence quinquennale de révision du traité de non-prolifération, prévue à New York en mai 2005. Déjà, il affecte un équilibre géostratégique précaire. Des pays tels que l’Arabie saoudite, la Turquie ou l’Egypte pourraient céder à la tentation de transgresser à leur tour le tabou de l’atome. De peur d’être distancés par Téhéran dans la course au leadership régional. Tactique ou pas, le raidissement iranien reflète un cauchemar récurrent: celui de l’encerclement. Le Grand Satan américain campe aux frontières puisqu’il prétend régenter, en vain il est vrai, le voisin afghan et l’ennemi ancestral irakien, tout en prenant pied aux confins sud de l’ex-empire soviétique. En l’espèce, l’Iran des mollahs ressemble à s’y méprendre à celui du défunt chah. C’est en 1955 que fut mis en service le premier réacteur nucléaire maison. A l’époque, Reza Pahlavi envoyait l’élite scientifique parfaire à l’étranger sa formation. La doctrine? Celle de la surge capacity. En clair, une maîtrise totale du cycle nucléaire permettant si nécessaire de bricoler une bombe en dix-huit mois. Plus ça change…

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