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Persuader l’Iran de lâcher la bombe

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Face à la suspension du programme nucléaire iranien, les Etats-Unis doivent s’inspirer du réalisme européen.

Par Philip H. GORDON et Kenneth POLLACK

Libération : 16 décembre 2004 –
Lorsque l’Iran a finalement consenti, le mois dernier, à suspendre son programme nucléaire, répondant ainsi aux efforts de dialogue et aux promesses de l’Europe en matière de technologie et de commerce, la réaction de Washington fut, comme on pouvait s’y attendre, essentiellement négative. Et si l’administration américaine a finalement choisi de ne pas opposer son veto à cet accord conclu avec l’Agence internationale pour l’énergie atomique, elle ne s’est pas privée de montrer du doigt l’approche européenne, lui prédisant toutes les chances de fiasco. «Ici, les gens sont très mécontents de cette affaire», a déclaré un officiel au Washington Post, «mais nous sommes contraints de suivre le mouvement. Quoi qu’il en soit, nous sommes convaincus que l’Iran rompra cet accord sans tarder».
Un tel scepticisme à propos de l’Iran est, certes, justifié. C’est un pays qui a déjà trahi ses engagements par le passé, et de nombreux signes portent à croire que le régime en place, soutenu par une large majorité de l’opinion publique, tient réellement à se doter de l’arme nucléaire. La vraie question, toutefois, n’est pas de savoir si Téhéran est digne de confiance la réponse est connue , mais si la politique que nous menons peut inciter les Iraniens à renoncer à leurs ambitions nucléaires. A cet égard, la position de Washington, qui consiste à se désolidariser de l’approche européenne sans proposer d’alternative concrète, ne mène nulle part. Pire, en refusant de s’aligner sur la perspective européenne sous prétexte que celle-ci serait vouée à l’échec, les Etats-Unis risquent bel et bien de froisser le régime iranien, et de susciter au final la réaction qu’ils redoutaient.
Les Etats-Unis et l’Europe ont donc tout intérêt à mettre rapidement en avant un ensemble de mesures conjointes à la fois incitatives et dissuasives Ñ destinées à convaincre Téhéran de mettre un terme définitif à son programme nucléaire. Et ce, pour plusieurs raisons.
Premièrement, même si l’on peut, à juste titre, reprocher aux Américains d’exagérer la menace, il est certain qu’un Iran doté de l’arme nucléaire représenterait un désastre majeur pour le Moyen-Orient et le monde tout entier. Car dans une telle hypothèse, Téhéran n’hésiterait pas à radicaliser sa politique étrangère, en renforçant notamment son soutien au terrorisme un cas de figure dans lequel l’Occident n’aurait plus aucune marge de manoeuvre. Sans compter que, permettre à l’Iran de se constituer un arsenal nucléaire, c’est aussi prendre le risque de voir tout le Moyen-Orient lui emboîter le pas.
Contrairement aux programmes nucléaires indien et pakistanais, certes regrettables, mais qui sont, à la base, uniquement dirigés l’un vers l’autre (ainsi que vers la Chine, déjà équipée), et n’induisent pas de risque de prolifération dans la région.
En effet, le spectre d’une bombe iranienne ne manquerait pas de pousser les pays voisins Ñ Arabie Saoudite, Turquie, et éventuellement Irak à se constituer leurs propres munitions. Contrairement aux accusations formulées par les Américains, si l’Europe cherche à s’entendre avec l’Iran, ce n’est en aucun cas parce qu’elle ignore ces menaces. Et c’est même parce qu’elle est à la fois convaincue que Téhéran souhaite se doter de l’arme nucléaire, et qu’un tel événement déstabiliserait toute la région, que l’Europe a opté pour la négociation.
Deuxièmement, même si de nombreux Américains prétendent un peu vite que tous les Iraniens fanatiques et réformistes confondus sont totalement acquis à l’idée de l’armement nucléaire, le débat national iranien offre une interprétation plus nuancée. En effet, il ne faut pas oublier que le régime théocratique iranien a son talon d’Achille : une économie vacillante, qui sème un peu partout la morosité, et fragilise de ce fait le pouvoir. Or, les Iraniens savent pertinemment qu’il leur faudra compter sur le commerce, l’aide et les investissements extérieurs pour redresser leur situation économique et pour nombre d’entre eux, cette priorité devance largement celle qui consiste à acquérir l’arme nucléaire. La proposition des Européens ne constitue qu’un premier pas encore insuffisant, vers ce qui fonde véritablement nos espoirs : faire dérailler le projet nucléaire iranien, en persuadant Téhéran que son économie risque tout simplement de sombrer si le pays n’abandonne pas sa propagande en faveur de l’armement nucléaire.
Troisièmement, l’Amérique et l’Europe doivent impérativement unir leurs efforts car d’une part, il est utopique de croire que l’Europe parviendra, seule, à stopper l’Iran dans sa course à l’armement nucléaire. Et d’autre part, Européens et Américains ont globalement épuisé leurs arguments persuasifs (pour les premiers), et dissuasifs (pour les seconds). L’Europe, dans la mesure où elle communique et commerce déjà avec Téhéran par ses investissements sur place et ses importations de pétrole, n’a pas vraiment de nouvelles carottes à lui offrir. Et quels autres bâtons pourraient bien agiter les Etats-Unis, sachant qu’ils refusent déjà en bloc toutes les tractations en cours ? Le seul moyen de donner tout son impact au parti pris européen, serait donc que les Etats-Unis se décident à faire usage de la carotte, et que l’Europe se serve un peu du bâton.
En tant qu’anciens chargés officiels, pour un précédent gouvernement américain, de la politique à l’égard de l’Iran et de l’Europe, nous sommes malheureusement bien placés pour savoir que les Européens gardent une mauvaise impression des discussions acharnées et stériles qui ont pu avoir lieu à propos de l’Iran. Tout au long des années 90, les gouvernements européens ont refusé de menacer les Iraniens au moyen de sanctions ou même de maintenir le pays sur le qui-vive, afin qu’il abandonne une position jugée dangereuse… Alors que l’Iran était de toute évidence terrifié à l’idée que l’Europe puisse s’allier aux Américains pour lui infliger des mesures coercitives.
Et enfin, la triste réalité est que les Etats-Unis disposent de moyens d’action très limités vis-à-vis de l’Iran. L’invasion d’un pays près de trois fois plus grand et plus peuplé que l’Irak où, par ailleurs, l’armée américaine est déjà fortement mobilisée est actuellement inenvisageable, et pourrait se révéler désastreuse compte tenu du nationalisme forcené de la plupart des Iraniens. Des raids aériens et des attaques de missiles ciblées pourraient bien enrayer la construction du programme nucléaire iranien, mais nous ne disposons pas actuellement des renseignements nécessaires pour évaluer l’efficacité d’une telle action. Ce que nous savons à coup sûr, c’est que le fait d’entreprendre de telles frappes provoquerait une douloureuse riposte de la part de Téhéran : une guerre visant à déstabiliser l’Irak, ou encore le soutien à des actions terroristes dirigées contre les Etats-Unis. De plus, tout usage de la force militaire ne ferait qu’emballer le processus de développement nucléaire iranien encore graduel et circonscrit, ce qui plongerait les Etats-Unis dans un cercle vicieux de représailles sans fin.
La meilleure façon pour Washington de persuader l’Iran de lâcher prise, est de mettre un terme à sa politique actuelle de dénigrement, et de se joindre à ses alliés européens pour mettre Téhéran au pied du mur : soit l’Iran devient un Etat paria appauvri et isolé, mais disposant de la force nucléaire, soit il peut commencer à réintégrer la communauté internationale, subvenir aux besoins de sa population et préserver sa sécurité en échange de son renoncement. Les efforts qu’accomplit actuellement l’Europe sont loin d’être parfaits, mais les Etats-Unis n’ont pas d’autre solution que de s’y rallier… ce qui vaut toujours mieux que se tenir à l’écart en se bornant à proférer des critiques, comme le fit Néron pendant que Rome brûlait.
Derniers ouvrages parus : Philip H. Gordon, Allies at War : America, Europe and the Crisis over Iraq.
Kenneth M. Pollack, The Persian Puzzle : The Conflict Between Iraq and America.

Philip H. Gordon et Kenneth M. Pollack chercheurs à The Brookings Institution et anciens membres du Conseil national de sécurité

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