Analyse
Iran Focus, Londres, 30 octobre De Pierre le Grand à Vladimir Poutine, les relations russo-iraniennes peuvent se vanter dêtre la tragédie la plus ancienne au monde, sinon la plus déchirante ; un voyage douloureux et tortueux dune domination glaciale à une séparation amère, sétendant remarquablement sur trois siècles sans un seul moment frémissant damour mutuel.
Tout a commencé par un rêve (disons plutôt un cauchemar pour les Iraniens) un hiver à Saint-Pétersbourg à laube du dix-huitième siècle, lorsque Pierre le Grand, contemplant par la fenêtre de sa chambre le paysage glacé et inhospitalier de la Néva, a décidé que lobjectif de la Russie serait datteindre les « eaux chaudes » du Golfe Persique et de lOcéan Indien. Quatre guerres et un grand nombre dIraniens morts plus tard, la Russie tsariste a fini par atteindre les limites de lexpansion vers le sud, soit les frontières nord de lIran moderne.
Au cours de ce processus, la Russie a signé deux traités de paix avec lIran, le Traité de Golestân en 1813 et le Traité de Torkmanchai en 1828, par lesquels lIran a perdu une partie de ses provinces les plus riches et les plus importantes, dont celles de Georgia, de lAzerbaïdjan et de lArménie actuelles.
Limpact que la défaite de lIran face aux armées dinvasion russes a eu sur le psychisme national et la mémoire des Iraniens ne peut être négligé. Aujourdhui encore, presque deux siècles plus tard, les mots Golestân et Torkamanchai évoquent un souvenir douloureux et humiliant chez les Iraniens, quels que soient leurs tendances politiques ou leurs origines sociales.
Mais les Iraniens sont en général un peuple conciliant et indulgent et son opinion sur son grand voisin au nord serait devenue petit à petit moins négative si lhistoire sétait arrêtée là. Mais ce nest pas le cas. Les Russes ont continué de traiter lIran comme un Etat vassal, en concurrence avec lEmpire britannique dans une bataille où tous les coups sont permis pour le pouvoir, conflit que Rudyard Kipling a qualifié de Grand Jeu.
Au début du vingtième siècle, la Russie sest opposée avec véhémence à la révolution constitutionnelle dIran, dont le but était de mettre fin à la monarchie absolue. Les soldats du Tsar sous les ordres du tristement célèbre colonel Lyakhov se sont servis de leur artillerie pour bombarder le nouveau parlement du pays en 1908. Lorsque les révolutionnaires dIran ont forcé le chah despotique à la fuite, celui-ci sest réfugié à Odessa.
Comme toujours, les intérêts de la Russie en Iran nétaient pas uniquement géopolitiques ; au tournant du vingtième siècle, près de 60 pourcent du commerce étranger iranien se faisait avec la Russie tsariste.
La révolution bolchevique qui a balayé la Russie en 1917 a fait naître lespoir parmi les Iraniens vivant de lautre côté de la frontière que les choses pouvaient changer. Elles ont changé effectivement, momentanément. Mais dès la fin des dissensions domestiques en Russie, les Iraniens se sont retrouvés une fois de plus victimes de la rivalité entre les grandes puissances. La politique soviétique vis-à-vis de lIran était vouée à contrer linfluence britannique, et également américaine, et il ny avait aucune place pour les intérêts de la population iranienne dans ce jeu géopolitique. Le parti communiste Toudeh dIran, qui dans une autre vie aurait été un parti de gauche inoffensif, sest transformé en agence locale du KGB. Les efforts systématiques du parti Toudeh pour saper le gouvernement élu démocratiquement de Mohammad Mossadegh au début des années 1950 constituent peut-être les chapitres les plus infâmes de lhistoire avant la révolution islamique de 1979 de ce parti désormais disparu.
Tout ceci nous mène aux relations de la Russie avec la République islamique dIran, en particulier depuis la chute de lUnion Soviétique. LIrak et lAfghanistan étant hors de la sphère dinfluence de la Russie, on peut affirmer avec assurance que parmi tous les Etats du Moyen-Orient, aucun nest plus important pour la Russie que lIran. Lemplacement stratégique de lIran dans le Golfe Persique, son importance en tant que partenaire commercial, et ses liens et intérêts avec lAsie centrale et la Transcaucasie ont retenu toute lattention de Moscou.
Il est vrai quil y a eu des différends entre la Russie et la République islamique. Les Russes ne cachent pas, par exemple, leur mécontentement face à lIran qui diffuse son radicalisme islamique dans les anciennes républiques soviétiques. Mais les ayatollahs ont bien fait attention de ne pas susciter la colère de leur voisin au nord. La théocratie iranienne, qui ne mâche pas ses mots sur la situation critique des Musulmans des Philippines à la Bosnie, ne souffle pas mot de celle des Musulmans en Tchétchénie toute proche. LIran est un marché important pour la Russie, particulièrement pour les armes et les réacteurs nucléaires de Moscou.
Chose plus importante encore, la Russie est le principal allié de la République islamique sur la scène internationale, en bloquant aux côtés de la Chine une action du Conseil de Sécurité contre les ambitions nucléaires de lIran et en contrecarrant efficacement la pression de lOccident sur Téhéran. Les radicaux au pouvoir en Iran ont répondu avec gratitude en augmentant le volume de commerce avec la Russie et le président Mahmoud Ahmadinejad a déclaré en souriant au président Poutine : « Une Russie puissante est le meilleur allié de lIran ».
Ce que la Russie fait avec lIran dans sa recherche légitime dintérêts nationaux et économiques ne regarde bien entendu que Moscou. Cependant, lhistoire tragique des relations russo-iraniennes porte un message fort : une Russie résolument en quête dintérêts à court terme en Iran a aliéné les Iraniens ordinaires. Le Kremlin a suffisamment doreilles en Iran pour entendre le grondement de mécontentement des Iraniens. Ce qui donne lopportunité pour le président Poutine de toucher le peuple iranien tout en gardant ses distances avec ses dirigeants théocratiques. Il nest jamais trop tard pour mettre fin à une tragédie ; même une tragédie vieille de 300 ans.