Géostratégiques (n° 10) : Par Chahla CHAFIQ, sociologue – (extraits) L’application de la charia, partie intégrante du projet d’islamisation de la société, repose sur les catégorisations discriminantes entre musulmans et non-musulmans, mais aussi à l’intérieur de la communauté des croyants : entre chiites et sunnites, entre hommes et femmes, entre « vrais » et « faux » musulmans, ces derniers étant ceux qui résistent à l’idéologisation de l’islam ou critiquent le pouvoir. Cette vision du monde conduit à l’instauration d’un système discriminatoire dont l’apartheid sexuel est la cristallisation.
Une femme vaut la moitié d’un homme dans le droit à l’héritage, mais aussi dans un code pénal reposant sur la Loi du talion qui prône un châtiment équivalent au crime commis. Les représailles prévues par la loi ne sont d’ailleurs pas égalitaires selon le sexe de l’accusé. Ainsi, le châtiment du crime commis par un musulman à l’égard d’une musulmane sera apprécié à l’aune du statut inférieur de la femme, et le dédommagement qu’elle obtiendra ne pourra excéder la moitié de celui qui serait accordé à un homme dans les mêmes circonstances. Les femmes se voient également interdire l’exercice du métier de juge, qui demande des facultés mentales que les femmes ne posséderaient pas. En justice, le témoignage de deux femmes équivaut à celui d’un seul homme.
Le code de la famille
Le code de la famille affirme l’infériorisation de la femme. Il accorde des droits supérieurs à l’homme dans le divorce et dans la garde des enfants et lui ouvre un vaste champ de liberté sexuelle via l’autorisation de la polygamie, et, pour les chiites, du « mariage temporaire ». Les rapports sexuels hors mariage sont prohibés et l’adultère réprimé par la lapidation. Le contrôle de la sexualité féminine constitue la garantie de la chasteté même de la société. Ce contrôle, symbolisé par le port du voile, est relayé par des mesures législatives et sociales. Ainsi, dans l’Iran actuel, la femme a le devoir de se soumettre aux désirs et aux décisions du mari dans le choix du domicile et dans ses fréquentations et ses loisirs.
Elle ne peut exercer un métier ni voyager à l’étranger sans l’autorisation de son mari. À l’intérieur du pays, les femmes qui voyagent seules sont contrôlées par les représentants de la « lutte contre la corruption des moeurs ». Le contrôle des femmes passe aussi par les mesures leur interdisant de chanter et de danser dans l’espace mixte, car leur corps et leur voix provoqueraient des désirs illicites. Elles ne peuvent pratiquer le sport dans les lieux publics ni participer à des compétitions sportives mixtes nationales et internationales, sauf dans quelques disciplines (équitation, ski, tir, échecs) et les épreuves pour handicapés, parce que les vêtements spécifiques aux disciplines autorisées peuvent êtres conçus de façon à cacher les formes féminines et que le mouvement du corps dans les jeux des handicapés est limité.
Représentations sexistes et misogynes
En dehors du domaine sportif les mesures ségrégatives annoncées et mises en place pour garantir la non-mixité conduisent à la généralisation du contrôle répressif des individus, et les femmes en sont les premières victimes. Ce système nourrit et propage quotidiennement les représentations sexistes et misogynes contre lesquelles les femmes les plus conscientes se battent sans répit. Ce combat a commencé dès l’arrivée des islamistes au pouvoir et s’est élargi sans cesse, alors que les réformes arrachées par les contestations se révèlent infimes. Un exemple significatif à ce propos est fourni par la question de l’âge du mariage pour les femmes. Une des premières initiatives du pouvoir islamiste après son instauration a été de supprimer toutes les lois promulguées sous le régime du Chah pour réformer le statut personnel des femmes. L’âge du mariage pour les filles avait été élevé à 15 ans en 1967, puis à 18 ans en 1974. Mais en 1979, les islamistes au pouvoir abaissent l’âge de mariage à 13 ans.
Les islamistes s’opposent violement au développement des valeurs de la modernité fondées sur la démocratie, les droits de l’Homme et l’égalité hommes -femmes. Le caractère totalitaire du pouvoir islamiste crée un sérieux obstacle sur développement de la société. Or, pour mesurer ces progrès, il nous faudrait regarder les autres angles de ce tableau multidimensionnel pour voir tous les fragments de la vie sociale. Ce qui nous permettra d’opérer une analyse politique intégrant la dialectique Etat – Société. Pour ce faire, nous sommes invités d’abord à situer les faits sociaux dans leur contexte historique. Ensuite nous devons élargir notre champ de vision pour rendre compte des effets néfastes du pouvoir islamiste sur le développement social et culturel du pays et ses conséquences sur l’évolution de la situation des femmes.
Une perspective historique
L’année 2006 sera celle du centenaire de la révolution constitutionnelle qui a ébranlé l’Iran au début du 20e siècle (1906-1911). William Morgan Shauster, l’Américain recruté par le Parlement comme trésorier et qui fut obligé de quitter l’Iran après le coup d’état de 1911, fait l’éloge dans son livre L’Etranglement de la Perse du courage des femmes progressistes et radicales d’Iran : « Durant les années cruciales qui ont suivi la révolution réussie mais pacifique de 1906 contre les oppressions et la cruauté du Shah Muzaffar–al-Din, une lumière fébrile et parfois violente a brillé dans le regard voilé des Persanes, et dans leur lutte pour la liberté et pour ses expressions modernes, elle a brillé à travers certaines des coutumes les plus sacrées qui, pendant des siècles, ont assujetti leur sexe sur la terre de l’Iran ».
On peut constater avec amertume qu’un siècle après nous entendons des phrases presque similaires de la bouche des observateurs étrangers. En effet, depuis plus d’un siècle, la question de la liberté des femmes est posée à travers des luttes sociopolitiques en Iran. L’accès à la scolarité et le droit à l’expression sont réclamés par les femmes d’avant-garde qui constituent des groupes des femmes et luttent pour l’égalité. En 1907 plusieurs écoles de filles ouvrent leurs portes dans la capitale (l’histoire des premières écoles pour les filles remonte à la fin de 18ème siècle).
En 1910 le journal anglais Times souligne l’existence de 50 écoles pour les filles à Téhéran 7 En 1918, la première revue féministe « La langue des femmes» est créée par Sedigh Dolatabadi. Elle fait partie de ces femmes progressistes qui prennent l’initiative de se dévoiler des années avant le “dévoilement des femmes », réforme introduite en 1935 par Réza Chah, fondateur de la dynastie Pahlavi. L’accès des femmes à la scolarité, à l’espace public et au travail rémunéré s’inscrit dans les projets de modernisation poursuivis par les rois Pahlavi (1926 – 1978). Les femmes sont de plus en plus présentes dans les différents secteurs de la vie sociale. Ainsi en 1978 elles constituent 30 % des étudiantes aux universités. En 1968, une femme, Farokhrou Parsa, fut ministre de l’éducation. En 1979, elle a été condamnée à mort par le tribunal révolutionnaire islamique et exécutée.
« le développement et les défis pour les femmes »
Le taux d’emploi des femmes est évalué, durant deux décennies avant la révolution, entre 9 à 13 % selon les sources statistiques. Il est intéressant de noter qu’en dépit de la croissance de l’urbanisation et de l’augmentation importante du nombre des femmes dans les écoles et à l’université, les données concernant l’emploi des femmes ne se sont pas modifiées de façon significative. En s’appuyant sur une analyse des données concernant les périodes avant et après la révolution de 1979 (jusqu’au 1999) une étude intitulée « le développement et les défis pour les femmes » souligne que les femmes, tout en constituant environ la moitié de la population, n’ont composé sur les deux périodes qu’environ 11 % de la population active et que le nombre des femmes actives n’a pas changé.
L’auteur souligne également que ni avant et ni après la révolution, le travail non rémunéré des femmes dans le secteur agricole n’est reconnu et évalué par les statistiques. Les renseignements de l’UNICEF font cependant état de la baisse du taux d’emploi des femmes après la révolution. Selon ces données, la proportion des femmes dans la population active, qui avait atteint juste avant la révolution un sommet de 13,8 %, a décliné depuis pour se réduire à 12 % en 1996.
Les droits civiques et le statut personnel des femmes
Enfin, en ce qui concerne les droits civiques et le statut personnel des femmes, les réformes introduites sous les rois Pahlavi ont octroyé le droit de vote aux femmes et limité la portée patriarcale du code de la famille en vigueur par la promulgation de la loi de la protection de la Famille en 1967. Cette loi limite l’exercice de la polygamie et le droit absolu de l’homme dans le divorce et dans la garde des enfants En 1974. L’âge légal de mariage fut porté à 18 ans Déjà présentes sur la scène sociale, les femmes vont se faire remarquer sur la scène politique durant la révolution qui met fin au règne de la dynastie Pahlavi. La présence des femmes y est tellement visible que le leader islamiste Khomeyni va changer de stratégie pour canaliser leur force au profit du pouvoir islamiste. Le droit de vote des femmes, pourtant contesté par Khomeyni dans le cadre de ses critiques sévères du régime du chah, va être largement exploité par le nouveau pouvoir qui sollicite le soutien des femmes.
Le développement social, humain et politique de l’Iran en subit fortement les conséquences. La gestion de la crise inévitable des instances traditionnelles au cours de la modernisation est rendue impossible par l’absence des mécanismes démocratiques de participation des citoyens à la vie socioéconomique du pays L’islam politique se présente comme une alternative à cette crise. Mais le bilan de 26 ans du régime islamique dit le contraire. La société iranienne connaît sous le régime islamiste une profonde anomie sociale dont les femmes subissent les effets néfastes. Cette facette du tableau de l’évolution de la société iranienne, bien que présente dans les reportages médiatiques, n’attire pas suffisamment l’attention des chercheur Es, alors que sans cette observation, l’analyse sociopolitique de la condition des femmes reste partielle et partiale.
La crise sociopolitique et ses conséquences dans la vie des femmes
L’Iran, un des principaux producteurs de pétrole et de gaz naturel, possède les moyens pour être riche, mais la pauvreté y progresse de façon flagrante. .Le fossé entre les riches et les pauvres se développe dans un contexte marqué par la corruption des groupes dominants. Selon l’UNICEF, en 2002, l’Iran à un taux de chômage élevé, généralement estimé a plus de 25 % de la population active, une répartition déséquilibrée des revenus, et une forte inégalité des chances. Bien que le taux officiel de pauvreté soit de 18 %, on peut considérer que 16,5 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté. La misère est une de causes des maux sociaux dont le développement devient de plus en plus visible. La prostitution et la toxicomanie en sont deux symptômes flagrants qui se renforcent mutuellement (…)
La nature théocratique du régime transforme par ailleurs tout acte non autorisé par les codes islamistes en déviance. Les maux sociaux s’accroissent donc dans un contexte marqué par une misère grandissante, une corruption répandue et une répression à caractère totalitaire qui n’épargne aucun lieu public ni privé. Selon les statistiques citées dans le bilan de l’organisme pour « L’amélioration des conditions de vie » (1998) l’âge moyen des toxicomanes s’abaisse à moins de 18 ans et le nombre de femmes toxicomanes augmente de 31 % par rapport à l’année précédente. Le directeur de l’organisme de l’aide sociale souligne que le nombre estimé des toxicomanes étant de 3 millions, leur nombre réel peut atteindre 4,5 à 5 millions. Il attire l’attention sur le fait que la toxicomanie concerne ainsi 16 millions personnes, en incluant les membres des familles touchées par ce phénomène, et que les enfants de ces familles, obligés de travailler, font pour beaucoup l’objet d’abus sexuels.
Les jeunes filles et les violences sexistes
L’exploitation sexuelle des jeunes filles est évoquée également par des informations sur le trafic des femmes avec les pays du Golfe. Les statistiques de l’organisme « Mieux vivre » consacrées aux problèmes socio-sanitaires informent sur l’arrestation, durant l’année 2004, de 4600 jeunes filles errantes dans les rues de Téhéran et qui ont fait l’objet d’abus sexuels. L’augmentation du nombre de jeunes filles errantes s’explique par la fragilisation croissante des familles défavorisées, mais aussi par la pression qu’elles subissent à cause de l’imposition des codes moraux stricts soutenus par l’éducation et la propagande islamistes. Les médecins s’alarment des dangers qui menacent la santé mentale des jeunes et plus particulièrement des jeunes filles. Les études démontrent que les jeunes filles et femmes de plus de 15 ans sont plus exposées que les garçons et les hommes aux problèmes mentaux liés à l’angoisse et à la dépression. Notons que certaines analyses reviennent à ce propos, tout comme au sujet des obstacles de l’accès des femmes à l’emploi, sur le poids des traditions patriarcales, mais elles omettent de souligner le rôle de l’idéologie dominante dans la persistance de ces traditions.
L’ampleur des violences sexistes conduit certaines femmes à trouver une issue dans le suicide ou dans le meurtre. (…) Les discriminations liées à l’origine ethnique envers les arabes en Khouzestan et les Kurdes au Kurdistan renforcent les problèmes socioéconomiques et culturels. Le préfet du Kurdistan souligne dans son entretien que dans les villages du Kurdistan, seules 4 % des filles vont à l’école, alors que la proportion des femmes dans le secteur de production de tapis est de 75 % et dans le secteur de l’agriculture et de l’élevage atteint 65 %. Le constat sur les discriminations liées à l’origine ethnique concerne également d’autres peuples composant la population d’Iran. Les grandes villes, quant à elles, sont également la scène d’une pauvreté grandissante.
Le contrôle répressif généralisé
Les femmes sont aux premiers rangs des pauvres. Les rapports officiels en 1999, parlent de 3 millions de femmes chefs de familles dont la majorité ont plus de 50 ans et dont seules 15,5 % sont professionnellement actives. On observe un taux de dépression 3 fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes et ce taux progresse avec la baisse de niveau économique. Or, en dehors des personnes en difficultés économiques, les frustrations et les menaces de dépression traversent les différentes couches de la société qui vivent sous une pression socioculturelle constante due au contrôle répressif généralisé, justifié par ailleurs par le contrôle de la chasteté. L’obligation du port du voile constitue un des moyens de l’instauration de ce contrôle.
À l’approche de l’été, nous lisons dans les journaux les informations de ce type : le chef de la police de Téhéran, le général brigadier Morteza Talaie, a annoncé une nouvelle campagne contre les femmes mal voilées à l’approche de l’été. Un fait révélateur à ce sujet est la quête des jeunes pour sortir du pays. L’Iran islamiste a connu des vagues importantes d’exil politique durant les années noires de la répression de l’opposition non islamiste (1980-1990). Aujourd’hui, la censure et la répression politique continuent sous diverses formes et ciblent aussi bien les personnes et groupes contestataires que les journalistes, intellectuels ou artistes qui transgressent les lignes rouges définies par le cadre idéologique du régime. Le mouvement étudiant subit une répression continuelle. Aucun parti politique, syndicat ou association ne peut se former et s’épanouir en dehors du cadre idéologique dominant.
Face à la censure et à la torture en prison, les femmes sont égales aux hommes
Les laïques n’ont pas le droit de s’exprimer librement, mais l’expression laïque fleurit de mille et une façon à travers les écrits, les traductions et les prises de parole via l’internet et les médias iraniens à l’étranger. Le foisonnement des weblogs élargit le champ de la prise de parole. Le régime tend à étrangler cette voix par la censure et l’emprisonnement des femmes et des hommes auteur(e)s de weblogs. Face à la censure et à la torture en prison, les femmes sont égales aux hommes. En même temps, la répression des libertés individuelles et sociales et la pression économique poussent les Iraniens, notamment les jeunes à s’exiler. Un sondage organisé par le secteur persan de la BBC auprès de 16 000 jeunes de 30 régions d’Iran rapporte que 44 % de ces jeunes souhaitent émigrer pour construire une vie meilleure. La fuite des cerveaux est aussi un autre fait qui témoigne de l’échec du développement social.
Perspectives
L’analyse de l’évolution paradoxale de la condition des femmes en Iran conduit à une conclusion évidente : la démocratie est la condition sine qua non de la liberté des femmes et de leurs accès aux droits fondamentaux. La condition de femmes se présente ainsi comme le meilleur lieu pour observer et analyser la crise importante du développement socioéconomique et humaine en Iran. Le pays souffre de l’absence des droits fondamentaux – civiques, politiques, socio-économique et environnementaux – de ses habitants, et les femmes en sont les premières victimes. Les richesses acquises par le pétrole, le soutien actif des groupes dont les intérêts dépendent de la préservation de l’ordre dominant et l’usage de la répression font endurer la dictature théocratique.
La lutte pour la démocratie continuera donc en Iran, mais avec moins d’illusion sur la nature idéologique du pouvoir en place. Cette lutte, pour réussir, a besoin du soutien des forces démocratiques et des défenseurs des droits de l’homme et de la liberté des femmes, partout dans le monde. Il est temps que les pays européens cessent d’occulter, pour des raisons d’ordre économique, le caractère fascisant du régime islamiste en Iran, et agissent pour la défense des démocrates iraniens. Ceci en outre préservera mieux leurs intérêts dans le long terme et encouragera l’avancement de la paix dans le monde.