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A la frontière irakienne, Abadan attend [Dossier Iran : 1/10]

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Caucaz Europe news, Abadan, 17 mai – Par Célia CHAUFFOUR – Quarante kilomètres la séparent de Bassora, bastion chiite du sud irakien. Sur le delta du fleuve frontière Shatt Al-Arab, né de la jonction des légendaires Euphrate et Tigre, la ville d’Abadan, au sud-ouest de l’Iran, pâtit elle aussi de la guerre en Irak voisin. Ici comme partout ailleurs en Iran, la population, déjà accablée par les troubles avec la minorité arabe et l’asphyxie économique, aborde l’élection du 17 juin avec un fatalisme politique sans appel.

A 30 jours de l’élection présidentielle, Abadan reste fidèle à ses habitudes. Son quotidien s’écoule au rythme imposé par le climat étouffant des plaines du Khouzistan. Les militaires veillent attentivement sur les rives du fleuve frontière. Le port endormi s’éveille doucement sous le va-et-vient des pêcheurs amarrant leurs bateaux. Et la raffinerie d’Abadan, qui fut un temps la plus grande du monde, continue comme à l’accoutumée à jeter ses flammes dans le ciel déjà brûlant. Mais Abadan s’essouffle.

Avec un taux de chômage galopant, la nouvelle tombée il y a quelques semaines d’un passage de frontière irano-irakien limité et soumis au visa a été mal accueillie. Les camions continuent à traverser le Shatt Al-Arab, les commerçants et pèlerins à sillonner les villes de Kerbala et de Nadjaf. Mais ils se font plus rares.

« Désormais, pour passer sur l’autre rive du Shatt Al-Arab, il faut aller chercher un visa auprès du consulat irakien de la ville voisine de Khoramshahr. Il est devenu trop dangereux d’aller en Irak », commente Mohammed, étudiant de 24 ans venu de Shiraz passer le vendredi en famille.

Il accuse une guerre qui fait tous les jours trop de victimes. Une guerre meurtrière engendrée par « l’occupation américaine ».

Le discours attendu de Mohammed virevolte pourtant soudainement en un plaidoyer pour la politique du président Bush. Et de demander : « Pourquoi Jacques Chirac a-t-il refusé d’intervenir en Irak ? ». Question de prime abord incongrue. Mais elle laisse entrevoir le mal iranien.

La classe politico-religieuse conservatrice campe sur ses positions foncièrement anti-américaines, a contrario d’une population civile acquise aux standards politiques et sociétaux outre-atlantiques.

« Bush pourrait intervenir en Iran, nous rendre notre liberté, puis repartir. Nous ne voudrions pas qu’il occupe notre pays et nous vole notre pétrole », lance le jeune étudiant. Les propos sont extrêmes, mais représentatifs du paradoxe d’une société iranienne en proie au changement, tout en récusant toute possibilité de voir émerger une nouvelle révolution de l’intérieur.

La discussion n’ira pas plus loin. La politique demeure un sujet tabou. Reste la scène cocasse et symptomatique où Mohammed se retourne pour vérifier d’un coup d’œil que personne ne puisse écouter ce qu’il confie au creux de l’oreille tel un secret inavouable : fervent activiste en faveur d’une royauté, son père était dans les arcanes politiques sous le régime du dernier Shah d’Iran. Quant à son oncle, un ancien flic à la retraite, il était communiste…

L’or noir, le sang d’Abadan

Retour à la réalité économique. L’or noir acheminé par l’oléoduc Mahchahr-Abadan et raffiné assure toujours la vie d’Abadan. Le pétrole, découvert ici en 1908, a fait la prospérité du Khouzistan, la première région pétrolifère d’Iran et celle d’Abadan – les réserves en pétrole de l’Iran constituant les troisièmes du monde.
Pourtant, la ville subit elle aussi la gifle de l’embargo imposé par Washington après la prise d’otages de l’Ambassade américaine de Téhéran, en 1980. Les pétrodollars s’envolent.

Aujourd’hui, les exportations d’hydrocarbures représentent toujours la première source de revenus du pays. « Nous dormons sur du pétrole », rétorque Reza, 27 ans, employé à la raffinerie. « Nos ressources ont attiré des sociétés pétrolières étrangères jusqu’ici, notamment le groupe Total ».

Le pétrole justement. La ville porte encore les stigmates de la guerre Iran-Irak (1980-88), Bagdad ayant été attiré jusqu’ici par des sols regorgeant de pétrole, à quelques encablures du golfe arabo-persique.
A l’instar d’Ahwaz, la capitale du Khouzistan et de Khoramshahr, Abadan a figuré parmi les cibles stratégiques de l’agression irakienne. A l’automne 1981, sa raffinerie est même entièrement détruite. Il faut attendre la fin de la guerre pour que les activités pétrolières de la ville reprennent, mais dans une moindre mesure.

Aujourd’hui, conformément à l’ensemble du pays, Abadan possède son monument aux morts tombés sous les tirs irakiens et érigés en chaadi (martyrs). Leurs visages sont omniprésents, sur les fresques murales qui ceinturent la raffinerie comme sur les panneaux géants surplombant les ronds-points de la ville.

Mais la guerre appartient au passé. La minorité arabe, notamment irakienne, est omniprésente à Abadan, comme partout ailleurs au Khouzistan, le fameux « Arabistan » de Saddam Hussein. Une minorité ethnique intégrée, mais visiblement jugée encombrante par le pouvoir en place.

En avril dernier, la situation était explosive. La province a été de nouveau le théâtre de violents affrontements entre la population et les forces gouvernementales au cours desquels des dizaines de personnes ont été tuées et des centaines d’autres blessées ou arrêtées, dans plusieurs quartiers de la ville d’Ahwaz dont les habitants sont en majorité des Arabes.

Des manifestants arabes voulaient exprimer leur colère contre un plan gouvernemental visant à modifier la composition ethnique de cette ville au détriment des Arabes.

A Abadan, les chiffres sont incertains, mais les Arabes formeraient également plus de 60% de la population locale. A bien y regarder, la ville laisse transparaître une identité particulière. La plupart des hommes y portent effectivement le turban et la tunique arabe.

Société underground

Abadan l’Arabe laisse aussi apparaître un visage cosmopolite. Celui d’une ville au passé britannique. Il se lit jusque sur l’architecture de son imposant cinéma Taad, jadis réputé dans tout l’Iran, ou encore sur les briquettes des maisons du centre-ville.
« Abadan était connue, jusqu’à la Révolution islamique, comme une ville de plaisir, avec ses cinémas, ses bars, ses boîtes de nuit », explique Reza. Aujourd’hui, c’est avec une certaine fierté que les habitants d’Abadan aiment à comparer leur ville à Londres ou Manchester.

Loin s’en faut, la couleur rougeâtre des briquettes amenées par les Britanniques il y a une soixantaine d’années, alors venus travailler dans le pétrole pour le compte de BP, pourraient bien laisser penser aux badauds qu’ils déambulent dans une cité britannique. Mais la chaleur de cette fin de printemps évapore rapidement toute illusion. Nous sommes bel et bien en terres perses.

Ici, on déambule en buvant du Zam-Zam, éponyme de la source sacrée de la Mecque. Ce soda local est commercialisé par la puissante Fondation des Déshérités – celle-là même qui plante sur tous les trottoirs des villes iraniennes des urnes pour y glisser des dons.
Les femmes portent la tenue islamique de rigueur. Les cybercafés de la ville ne désemplissent pas. La passeggiata du soir fait sortir des maisons des groupes de femmes et d’hommes venus flâner dans les ruelles du bazar ou fumer le narguilé sur les pelouses de la ville.

Nasser, coiffeur de 28 ans, met un point d’honneur à rappeler qu’il existe deux sociétés en Iran, l’une est visible, l’autre underground. « Les Iraniens vivent comme les Occidentaux : certains fument, d’autres boivent ou multiplient les relations sexuelles. Sauf qu’ici, en Iran, tout cela est illégal ».

L’élection du 17 juin prochain pourrait-elle laisser entrevoir un changement et permettre de faire éclater ce carcan social ? Nasser voit d’un mauvais œil ce prochain appel aux urnes. « A quoi bon voter ? De toute façon, ça ne changera rien et nous ne sommes pas prêts à faire une nouvelle révolution. Et puis, les conservateurs au pouvoir ne sont pas éternels. Ils finiront bien par partir par la force de l’âge ».

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