Libération: Par CHOWRA MAKAREMI (Anthropologue, chargée de recherches au CNRS) – En février, la République islamique fêtait le 34e anniversaire de la révolution iranienne de 1979, tandis que les Etats-Unis célébraient leur propre vision des événements : Michelle Obama remettait l’oscar du meilleur film à Argo de Ben Affleck. Le long métrage met en scène la prise d’otages de l’ambassade américaine en 1979, tandis que, dans les rues de Téhéran, une foule fanatique, hommes à barbe et femmes en tchador, porte Khomeiny à la tête d’un régime islamique. Or l’ironie est que cette histoire de la révolution, clairement hostile à la République islamique, ne fait que renforcer le mythe que ce régime se donne de sa propre naissance.
Premièrement, la révolution iranienne, dans sa phase insurrectionnelle, de 1978 et 1979, a été largement dirigée par la classe moyenne et les étudiants regroupés en diverses organisations de gauche. Des historiens comme Ervand Abrahamian (Columbia University, New York) ou Amir Arjomand (Stony Brook University New York) ont montré comment l’incapacité de la gauche et de la classe moyenne à traduire cette victoire insurrectionnelle en ressource et en victoire politiques ont signé la transformation de la révolution iranienne en une république islamique, à travers toute une phase de stabilisation institutionnelle et de jeux politiques dominés par Khomeiny. Le renversement de l’ancien régime du chah, soulignent ces auteurs, a préexisté au projet d’un islam politique : celui-ci n’était en aucun cas la cause de la révolution, ni son objectif. Ce n’est que dans un second temps que le projet politique de Khomeiny s’est imposé, à travers une mainmise sur l’appareil d’Etat, la guerre avec l’Irak et un régime de terreur.
Il est donc essentiel de bien saisir ceci : la forme que prend l’Etat islamique après la révolution ne préexiste pas au processus révolutionnaire, mais se négocie et se décide à travers lui, comme le montre encore le sociologue Farhad Khosrokhavar (EHESS, Paris). Ce deuxième point est peut-être plus simple à comprendre pour nous autres qui nous souvenons de janvier 2011 en Tunisie et en Egypte et suivons, depuis lors, le devenir politique de ces insurrections révolutionnaires.
Le troisième point, essentiel, est la relation entre violence et révolution : la violence n’explose pas durant la phase insurrectionnelle, mais après la stabilisation institutionnelle et politique du régime républicain, soit deux années après la révolution. La violence révolutionnaire n’est pas une violence insurrectionnelle mais une violence administrative, juridique et policière à travers laquelle s’institue le dispositif du nouvel Etat islamique. Les années d’arbitraire et de terreur après 1981 sont d’une rare violence. Plusieurs milliers d’opposants (près de 20 000 cas sont recensés à cette date) ont disparu sous la torture, à travers les exécutions ou les massacres. Cette violence, restée plaie ouverte, a tracé des cercles de silence et de peur par lequel l’Etat théocratique griffe au plus intime des individus et assoit son pouvoir sur une société scarifiée, divisée.
Ces observations, peut-être ces trois leçons du laboratoire iranien, renvoient à des expériences et des enjeux très actuels aux lendemains des révolutions arabes. Elles réfutent également l’histoire établie et désormais oscarisée de la «révolution islamique». Car cette histoire est celle des vainqueurs, des multiples vainqueurs. Elle reprend une vision idéologique par laquelle la République islamique fonde sa légitimité populaire et révolutionnaire. Et creuse les lignes de partage entre «eux» et «nous». Ce sont sur ces lignes de partage, sur le ressentiment créé en Iran par le dédain, l’ignorance et les préjugés dans le regard posé sur ce pays et sa révolution que s’assoit aujourd’hui l’Etat islamique.
Ainsi, la révolution de 1979 n’était pas islamique, mais la république qui en est née l’est devenue. Il n’est pas anodin que la Constitution islamique ait été adoptée au cours même de la prise d’otages de l’ambassade américaine : de nombreux observateurs ont souligné comment ce moment mondial de la politique spectacle a utilement fait écran aux enjeux réels (quel régime constitutionnel voulons-nous ?).
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